La vie d’Évariste Galois fut brève, immensément féconde, politiquement engagée. Le génie de Bourg-la-Reine écrit à l'âge de dix-sept ans un mémoire qui va bouleverser les mathématiques. Il sera emprisonné à deux reprises dans la France de la Révolution de Juillet. Il est grièvement blessé lors d’un duel et décède à l’hôpital Cochin à Paris, le 31 mai 1832. Il n’a que vingt ans.
Imaginons une clairière bordant l’étang de la Glacière, une forêt de Paris aujourd'hui disparue, au petit matin du 30 mai 1832. Il fait froid et l'ambiance est spectrale, comme souvent aux balbutiements du jour.
Hébété par sa nuit blanche et la rédaction fiévreuse de son testament mathématique, Évariste Galois se demande ce qu’il fait là. Dieu que tout cela est déplorable… Il a d’autres projets que de mourir maintenant, « victime d’une infâme coquette et de deux dupes de cette coquette. » Le tout jeune homme, à peine sorti de l’adolescence, rassemble tout le courage qu’il lui reste, il est cependant trop tard : le destin est en route.
Évariste, absorbé dans ses pensées, est ailleurs… Les groupes, l’ensemble des permutations que l’on peut faire avec les racines des équations, une sacrée trouvaille, la pensée dans tout son éclat…
Le superviseur présente aux duellistes un coffret de bois lustré contenant les armes : deux pistolets aux crosses courbes et chiens baissés. L’un est chargé, l’autre pas. Les brumes du matin s’effacent, l’affrontement peut commencer. Les adversaires se séparent de vingt-cinq ou trente pas et tendent le bras armé en attendant le commandement. Évariste est distrait, tellement lointain qu’il ne réagit pas au « feu ! » aboyé par le directeur de combat. En revanche, il voit une lumière blanche jaillir du pistolet adverse…
L’enfance et l’adolescence d'Évariste Galois
Évariste Galois nait le 25 octobre 1811 à Bourg-la-Reine. Il a une petite sœur, Nathalie et un petit frère, Alfred. Sa mère Adélaïde, instruite des humanités classiques, est entièrement dévouée à leur éducation. Elle leur enseigne le français, le latin et le grec. Cette mère aimante leur prodigue un enseignement de haut vol : à la belle saison, les classiques Cicéron et Sénèque sont étudiés dans le jardin de la maison familiale, sous les tonnelles de vignes ; l’hiver, les leçons de morale, élaborées à partir des Vies parallèles de Plutarque, sont dispensées à la chaleur de l’âtre. Pendant les vacances ou en fin d’après-midi, la petite tribu improvise des saynètes, joue aux petits soldats ou au jeu de l’oie…
Quand Évariste Galois est scolarisé au prestigieux collège Louis-le-Grand en 1823 en classe de quatrième, à l’âge de douze ans, il remporte ainsi les premiers prix en latin et en grec.
Du père, on sait peu de choses, sinon qu’il va devenir le maire de Bourg-la-Reine, après la fuite de l’ancien maire pendant les Cent-Jours (période du règne de Napoléon Ier allant de son retour de l’île d’Elbe à sa défaite à Waterloo). Le préfet de la Seine ne lui trouvant pas de successeur, Gabriel Galois, qui apparaît alors comme un bonapartiste modéré, conservera ce poste après le retour de la royauté. Mais le père d’Évariste entre-temps s’est converti aux idées républicaines : ce qui, du point de vue des ultras (ultraroyalistes) fait de lui un ennemi à abattre sous la Restauration. Parmi eux se trouve précisément Jean-Baptiste Chossotte, le nouveau curé de Bourg-la-Reine, dont il va croiser la route…
Mais revenons à Évariste. Malgré les premiers prix et autres accessits, le jeune homme n’est pas heureux. En seconde, la lassitude s’installe et ses notes dégringolent. Le proviseur propose un redoublement. Gabriel Galois refuse dans un premier temps et Évariste passe donc en première. Ses résultats ne s’améliorant pas, à la fin du premier semestre, il est contraint de retourner en seconde. Le sort va lui être favorable (pour la seule et unique fois de sa vie) : une réforme scolaire l’autorise à s’inscrire en première année de mathématiques préparatoires, en parallèle de ses études d’humanités. Il a tout juste quinze ans. Pour la première fois, le mélancolique Évariste foule de son imagination (qu’il ne sait pas encore créatrice) le royaume des mathématiques. Il en sera un des souverains parmi les plus précoces, le plus écorché aussi.
La passion absolue des mathématiques et le drame familial
Il devient très rapidement aussi brillant que passionné, possédé par une véritable fureur d’apprendre. Au début de l’année 1827, il dévore les Éléments de géométrie de Legendre, actualisation et simplification des démonstrations des Éléments d’Euclide, avec une facilité déconcertante. Il enchaîne avec Euler, Laplace, Cauchy et Gauss, mathématiciens de son temps.
L’écrivain François-Henri Désérable écrit dans sa superbe biographie romancée Évariste, sortie en 2015 : « Il venait de découvrir les mathématiques, et il me plaît de croire qu’envoûté par leur beauté froide et austère, par la profondeur des théorèmes, l’élégance des démonstrations, il en fut bouleversé, submergé d’émotion […] C’est qu’il y avait dans le nombre une indicible harmonie, une perfection absolue, autant de poésie qu’il peut y avoir de poésie dans la poésie. »
Alors qu’il ne croyait en rien, voilà qu’il découvre la science des sciences. L’exercice de la pensée sur les nombres et les formes géométriques lui procure une joie intense, et, par la même occasion, une échappatoire à l’autorité de l’institution de la rue de Saint-Jacques. Car l’adolescent rebelle délaisse les autres matières et dérange par son comportement. Les humanités l’agacent, la pratique obligatoire de la religion le rebute. Bouillonnant d’idées nouvelles sur les quantités à débusquer pour satisfaire la résolution des équations polynomiales, il décide de devenir mathématicien : il n’a pas de temps à perdre. Comme s’il pressentait que cette précieuse ressource allait lui manquer.
Lors de sa seconde année de mathématiques préparatoires en 1827-1828, Évariste poursuit ainsi ses recherches sur les équations résolubles par radicaux et prépare seul le concours à l’École Polytechnique. Il échoue. Le très jeune Galois, nullement accablé, passe en « mathématiques spéciales » et poursuit ses recherches en parallèle de son cursus scolaire. À seize ans, avec trois ans d’avance sur ses condisciples, il est sur le point de bouleverser les mathématiques.
Pendant l’année scolaire 1828-1829, il publie son premier article, sur les fractions continues dans les Annales de Gergonne : « Démonstration d’un théorème sur les fractions continues périodiques ». Ce très bon travail d’étudiant n’annonce toutefois en rien les travaux qui vont chambouler les mathématiques : les prémices de la théorie des groupes grâce à une approche iconoclaste sur la résolution des équations algébriques.
Effleurons (de très loin) de quoi il s’agit… Quand on parle d’équations algébriques résolubles par radicaux, il faut penser aux équations polynomiales, c’est-à-dire aux équations à une seule inconnue x faisant intervenir des puissances entières de x et des coefficients a, b, c, d, … appartenant à l'ensemble des nombres réels (ou nombres complexes). Les équations polynomiales de degré 2 sont des équations de la forme ax² + bx + c = 0, tandis que les équations de degré 3 sont du genre ax³ + bx² + cx + d = 0, etc...
La résolution des équations de degré 2, apprise de nos jours par les lycéens français en cours de mathématiques, est connue depuis les Babyloniens. Elle s’exprime à l’aide des opérateurs triviaux (l’addition, la soustraction, la multiplication et la division) et de l’opérateur extraction de racines √ (appelé radical), effectués sur les coefficients a, b et c de l’équation. Ces équations sont dites « résolubles par radicaux » car leurs solutions utilisent l’opérateur √. Il faudra attendre plus de 3000 ans et la renaissance italienne pour résoudre (toujours par radicaux) les équations de degré 3 et 4.
En 1826, le mathématicien norvégien Abel parvient à démontrer qu’il est impossible de résoudre par radicaux, de manière systématique, les équations de degré 5 ou plus. C’est là qu’Évariste rentre en scène au printemps 1829. N’ayant aucunement connaissance des travaux d’Abel sur le sujet, il adopte un autre angle d'attaque, en cherchant à déterminer quels critères une équation polynomiale de n’importe quel degré doit requérir pour pouvoir être résoluble par radicaux.
Dans son livre Évariste Galois : la fabrication d’une icône mathématique, l’historienne des mathématiques, Caroline Ehrhardt, écrit à ce propos : « Il faut noter que la question de la possibilité du calcul n’est pas équivalente chez Galois à celle de sa faisabilité effective : l’exposition de la théorie qu’il propose vise en fait à indiquer la marche de l’analyse et en prévoir les résultats sans jamais pouvoir les effectuer. Autrement dit, la réponse que Galois propose à la question : telle équation est-elle résoluble algébriquement ? Est « simplement » : oui ou non, ce n’est pas : oui, car la solution s’obtient de cette manière : … ». Ce changement de braquet intellectuel qui délaisse le calcul pour sa possibilité, dans une sorte d’analyse de l’analyse, est révolutionnaire à plus d’un titre ; il permet à Évariste de poser les premières briques de la théorie des groupes. Mais la révolution n’est pas pour tout de suite.
En mai 1829, Évariste remet la première version de son travail sur les équations résolubles par radicaux à l’éminent Cauchy, alors membre de l’Académie des Sciences, professeur à Polytechnique et au Collège de France. Malheureusement, le contenu de son mémoire s’égare… Alors qu’il attend avec impatience l’avis de Cauchy (qui ne viendra jamais), Évariste reçoit l’annonce tragique du suicide de son père, Gabriel Galois. Souvenez-vous… Jean-Baptiste Chossotte, le curé nostalgique de l’Ancien Régime, a réussi à fomenter une cabale politique contre son ennemi juré, le maire républicain de Bourg-la-Reine. Le père d’Évariste ne s’en remet pas et met fin à ses jours le 2 juillet 1829. Dévasté, le lycéen échoue une seconde fois à Polytechnique.
La révolution de Juillet, l’engagement républicain, la prison
Le jeune Galois rebondit toutefois à la fin de l'été et parvient à intégrer l’École Préparatoire, qui deviendra par la suite Normale, puis Normale Sup. Peu assidu en classe, il consacre les premiers mois de l’année 1829-1830 à retravailler et à approfondir sa théorie sur les équations algébriques. En février 1830, il remet à l’Académie des Sciences la rédaction de ses recherches qu’il intitule : Mémoire sur les conditions de résolubilité des équations par radicaux. Fourier en personne est chargé de l’examen de son travail. De nouveau en selle, Évariste croit dur comme fer au prochain grand prix de mathématiques, à la reconnaissance qu’il mérite enfin. C’est sans compter sur la déveine qui lui colle à la peau : le mathématicien et physicien français meurt le 16 mai 1830, faisant du coup disparaître le travail d’Évariste des radars de l’Académie des Sciences pour le prix.
Le jeune homme de dix-huit ans développera dès lors une colère sourde vis-à-vis du système éducatif et des institutions scientifiques. Il n’est d’ailleurs pas le seul à être en colère : après un hiver rigoureux, les mauvaises récoltes et le prix du pain élevé font monter la fronde dans le peuple. Et le pouvoir ne voit pas la gravité de la situation, ou ne veut pas la voir. « Laissez-nous en paix jouir de nos privilèges », telle semble être la devise de Charles X et de la caste des nantis qu'il représente. Influencé par les ultras, il fait le choix de légiférer par ordonnances. Celles du 26 juillet, dites de Saint-Cloud, sont particulièrement liberticides : suspension de la liberté de la presse, restriction du droit de vote… Pourtant, la Révolution française n’est pas si loin. La Révolution de Juillet éclate le 27 et s’achève le 29 vers midi, par la chute du roi, plus exactement par sa fuite. Elle aura duré trois jours seulement – Les Trois Glorieuses seront immortalisées par Delacroix dans son célébrissime La liberté guidant le peuple.
Les affrontements entre Parisiens et forces armées baignent dans la ferveur et le sang : un millier de morts en 50 heures. Pendant ce temps, Évariste enrage. L’École Normale est tout entière cadenassée pour qu’aucun étudiant ne puisse participer au soulèvement ; il passe les Trois glorieuses bloqué dans les dortoirs sur ordre du directeur de l’établissement, monsieur Guignault. Il fulmine d’autant plus qu’il imagine (à raison) les polytechniciens en uniforme, majoritairement républicains, défendre l’oriflamme tricolore en haut des barricades. Comme eux, il veut aller au feu. Mais le 30 juillet, tandis que l’on compte les morts, Évariste s’en retourne à Bourg-la-Reine se reposer quelques jours.
Dès son retour à Paris, il affiche ses convictions républicaines sans retenue aucune et s’engage dans la Société des amis du peuple, société secrète où se côtoient tous types de républicains, des plus modérés aux plus virulents. Il fait paraître, en décembre 1830, dans la Gazette des Écoles, un article houspillant le directeur Guignault. Renvoyé, après moult remous, de Normale, il délaisse les mathématiques pour la lutte politique, comme le raconte François-Henri Désérable : « Ce qui le domine alors, ce n’est plus la fureur des mathématiques, mais celle, plus basse, beaucoup plus basse, de la politique. » Malgré tout, encouragé par Poisson, membre de l’Académie des Sciences, Évariste rédige une nouvelle version du Mémoire sur les conditions de résolubilité des équations par radicaux. Il la rend à Poisson en janvier 1831. C’est la troisième mouture.
Les mois passent… Nous voilà en fin d’après-midi, le 9 mai 1831. La Société des amis du peuple organise un banquet aux Vendanges de Bourgogne, restaurant du faubourg du Temple, donnant sur un vaste jardin ombragé d’ormes centenaires. On y fête l’acquittement de dix-neuf républicains qui participèrent aux émeutes de décembre 1830. La justice a tranché en faveur de la République, voilà une belle occasion de festoyer. Parmi les deux cents invités, Il y a du (futur) beau monde : Raspail, Arago, Dumas et le petit dernier, Galois. Il fait chaud, mais cela n’empêche pas les convives de bambocher, bien au contraire. Accompagnés de flûtes de champagne, les toasts s’enchaînent avec frénésie. On s’excite, l’ambiance monte, devient bruyante, et même électrique quand le benjamin, un poignard à la main, lève son verre et s’exclame : « À Louis-Philippe… S’il trahit ». Il y a ceux qui applaudissent, les autres sont gênés et se taisent. Dumas, qui n’a pas encore créé le vengeur et flamboyant Dantès, comprend très vite que les propos du jeune mathématicien peuvent être interprétés comme un appel au régicide. Il prend la poudre d’escampette, en douce, par une des fenêtres des Vendanges de Bourgogne.
Évariste est arrêté le lendemain, dès l’aube, chez sa mère. En attendant le procès, il est emprisonné à Sainte-Pélagie, « où l’on ne trouvait pas uniquement les petites frappes qui d’ordinaire peuplent les prisons : outre les droits communs, il y avait des mômes, des gavroches aux pieds nus dont personne ne voulait, des détenus pour dettes, de vieux grognards nostalgiques de l’Empire qui n’avaient plus que la mort pour solde, mais aussi des politiques, des peintres, des écrivains, bref, un vrai bottin mondain », écrit Désérable. Le jeune homme est acquitté et libéré le 15 juin, grâce à un avocat plutôt rusé qui oppose à la partie civile l’argument irréfutable de « réunion privée » – la réunion aux Vendanges était d’ordre privé, on ne peut condamner les propos tenus.
La prison à nouveau, l’amour de travers, le désenchantement
Le 4 juillet, Évariste reçoit un coup de massue : son mémoire, jugé incompréhensible, est retoqué par Poisson et par l’Académie. Rédigée d’une manière (justement) peu académique et faisant l’économie du calcul au profit de l’idée, sa découverte sur les groupes et leur rôle dans la résolution des équations algébriques n’est pas comprise. C’en est trop pour le jeune homme : le 14 juillet, alors que toute commémoration de la prise de la Bastille est interdite, Évariste, accompagné d’un ami républicain, défie les autorités, armé et en uniforme d’artillerie de la Garde nationale. Arrêté sur le Pont-Neuf, il retourne directement à la case prison, autrement dit à Sainte-Pélagie. Il sera jugé le 23 octobre et condamné à six mois de détention pour port d’armes et costume militaire prohibés. Six mois à croupir avec le bottin mondain et la vermine du Paris interlope, la poisse totale.
Nous savons grâce à Raspail, son compagnon d’infortune, qu’Évariste passe en prison le rite séculaire de la « murge intégrale », à la limite du coma. Malade comme un chien, alité pendant plusieurs jours, il découvre qu’il ne supporte pas l’alcool, en tout cas le tord-boyau qui circule clandestinement à Sainte-Pélagie. Ce qui le chagrine, lui, le républicain activiste, le combattant de la liberté. Après plusieurs jours de fièvre, il prend une décision : s’évader. Cette évasion, Henri-François Désérable l’imagine de la manière suivante : « Et quant à Sainte-Pélagie on dort comme un seul homme, sur des pages mal éclairées par la flamme fuligineuse d’un vieux quinquet, avec une plume, un peu d’encre, beaucoup de génie, Évariste fait des mathématiques, bien plus, il les fait chavirer. »
Un chavirement s’appelle une permutation en mathématique. Outre un nouveau travail sur les équations elliptiques, il améliore son Mémoire sur les conditions de résolubilité des équations par radicaux. Les concepts de groupes et de permutations décrits dans ce mémoire seront à l’origine de pans entiers en mathématiques durant tout le XXe siècle, de la théorie des groupes en algèbre jusqu’à la cryptographie, celle-là même qui permet aujourd’hui les transactions sécurisées en https sur Internet. La physique moderne va aussi bénéficier de la conception des groupes, la mécanique quantique et la relativité restreinte entre autres. Les travaux du jeune génie n’ont d'ailleurs pas fini de révéler tous leurs secrets… Mais voilà, c’est trop tôt et cela sera toujours trop tôt pour le mathématicien patriote.
Durant son emprisonnement, Évariste aura l’opportunité de rencontrer Nerval, Gérard de Nerval, incarcéré une nuit à Sainte-Pélagie. La maladie n'a pas encore complétement rongé l'âme du poète : Nerval se promènera un jour dans les jardins du Palais Royal en tenant un homard vivant à l'aide d'un ruban bleu ; et se suicidera en 1855 dans une misérable impasse, rue de la Vieille-Lanterne (remplacée quelques années après par le Théâtre de la Ville). De cette rencontre grandiose entre le Verbe et le Nombre, Désérable raconte : « On ignore ce que le Verbe et le Nombre se dirent, on ne sait pas s’ils parlèrent barricades, mathématique ou poésie, […], mais on sait qu’au matin, quand on vint chercher le Verbe pour [le libérer], il embrassa le Nombre, que le Nombre l’embrassa, et que le Nombre et le Verbe promirent de se revoir. Et on sait, bien sûr, qu’ils ne se revirent pas. »
L’histoire s’achemine vers son épilogue… En mars 1832, l’épidémie de choléra, partie quelques années plutôt des rives du Gange, arrive à Paris. Une peur bleue gagne la capitale : ce bleu qui farde le visage des victimes et les tue dans d’atroces souffrances. Pour éviter que la maladie ne fasse des ravages dans les prisons, le préfet décide de déplacer les plus fragiles (et les moins dangereux) dans des maisons de santé privées. Ainsi, Évariste est transféré à la clinique Faultrier, rue de l’Ourcine, actuellement rue de Broca, le 16 mars. Sa condamnation s’achève le 29 avril 1832, mais il y restera quelques semaines de plus…
C’est en effet en ces lieux que le mathématicien fait l’expérience de sa première rencontre amoureuse. L’élue est une certaine Stéphanie, nièce du médecin qui officie dans l’établissement. On ignore ce qu’il s’est vraiment passé entre eux. Le récit qu’en fait François-Henri Désérable est certes crédible, mais les faits vérifiables restent plutôt minces : une Stéphanie d’abord intriguée, puis attirée. Un Évariste passionné, mais échaudé par la prison et la guigne. Elle est belle, il est pressé. Elle exige la patience, il est inexpérimenté. C’est un classique depuis la nuit des temps… Pourtant ici, le banal se mue en tragique.
Ce que l’on sait c’est que Stéphanie veut rompre. Au lieu d’abandonner, le jeune homme insiste jusqu’à froisser son honneur. Or, porter atteinte à l’honneur en ces temps-là peut se payer cher : aux petites heures du matin, à l'orée d'un bois, un trou à l’abdomen. Stéphanie demande à un autre prétendant de la défendre. Le fiasco amoureux et ce duel grotesque finissent par anéantir Évariste. Le 25 mai, il écrit son désarroi à Auguste Chevalier, ancien camarade de Normale : « Je suis désenchanté de tout. »
La dernière nuit est un temps fort dans l’histoire des mathématiques, l’histoire de la pensée, l’histoire tout court. Dans un moment de bravoure et lucidité, Évariste reprend son mémoire sur les équations résolubles par radicaux, la version envoyée à Poisson, améliorée à Sainte-Pélagie. Il éclaircit par endroits, complète à d’autres. Puis, prenant une inspiration, il se lance dans la rédaction de ce que la postérité appellera son testament mathématique. D’une écriture fébrile et passionnée, il résume sa pensée sur les groupes et les permutations, les équations algébriques et leurs conditions de résolubilité…
La lettre et le mémoire sont adressés à son confident Chevalier. Ces documents parviendront plus tard à Joseph Liouville, professeur à Polytechnique. Liouville remanie le mémoire et le publie en 1846, soit quatorze ans après la mort d’Évariste, dans le Journal de mathématiques pures et appliquées, dont il est le fondateur. « Galois est un génie abrupt, et il a fallu bien des commentaires pour saisir le sens profond de sa pensée. » Il faudra patienter encore jusque dans les années 1870 pour que Évariste le maudit soit définitivement reconnu. Une époque où les mathématiciens commencent à maîtriser les concepts pour le comprendre, où la théorie des groupes est (enfin) à l’ordre du jour.
Mais pour l’heure, retour à cette nuit du 30 mai 1832. On frappe à la porte, ce sont ses témoins, Évariste doit se rendre à l’étang de la Glacière… Quand il voit l’explosion surgir du pistolet de son adversaire, sa vie défile dans un éclair : les leçons de latin et de grec de sa mère Adélaïde, son premier jour à Louis-le-Grand, sa découverte des mathématiques, l’intuition phénoménale sur les équations algébriques, ses échecs à Polytechnique, le suicide de son Père, les barricades (ratées) de la Révolution de Juillet, la Société des amis du peuple, le banquet des Vendanges de Bourgogne, les emprisonnements à Sainte-Pélagie, l’amour manqué avec Stéphanie… Et puis la balle de plomb vient se loger dans ses entrailles. Douleur infinie.
Évariste décède le lendemain d’une péritonite dans les bras de son frère Alfred à l’hôpital Cochin, après avoir refusé les derniers sacrements. Pendant l'agonie, Évariste aurait soufflé à son frère en larmes : « Ne pleure pas, j’ai besoin de tout mon courage pour mourir à vingt ans. »
Le 2 juin 1832, on l'enterre dans la fosse commune du cimetière du Montparnasse.
Sources :
François-Henri Désérable, Évariste, folio, 2015, 181 pages.
Caroline Ehrhardt, Évariste Galois. La fabrication d’une icône mathématique, éd. EHESS, 2011, 299 pages.
Évariste Galois | CNRS Images
Évariste Galois — Wikipedia
Équation polynomiale — Wikipedia
Évariste Galois
Creep de l'album Pablo Honey, Radiohead 1993, remastérisé en 2019.
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