Concert électro, cinéma et théâtre « live » : Julien Gosselin nous offre encore une fois une expérience immersive unique avec un spectacle total et vibrant fait de mots, de chair, de montées d’adrénaline, de souffle. C’était le week-end des 1er et 2 février à la MC2.
Rentrer dans une salle de théâtre pour dix heures avec la liberté de pouvoir aller et venir à notre guise - la MC2 a sorti les bars de ravitaillement mobiles et le « kit de survie » dans le hall, avec de grands écrans pour ne rien louper de ce qui se passe sur scène en grignotant. J’y vais les yeux fermés : Julien Gosselin a l’art de nous tenir en haleine, il l’a montré dans ses deux précédentes pièces fleuves.
Bien sûr, on ne s’attend pas à rire. Après Les Particules élémentaires en 2013 (une révélation !) puis 2666 de Bolano en 2016 (magistral), le jeune prodige du théâtre français a choisi de s’attaquer à trois romans de Don DelLillo, portraitiste de l’Amérique décadente et soumise aux forces du mal. Noir c’est noir. Le fil rouge entre ces trois romans écrits entre 1970 et 1991 - Joueurs, Mao II, Les Noms -, c’est le terrorisme qui gangrène nos sociétés et nos âmes, des groupuscules d’extrême gauche des années soixante-dix aux extrémistes religieux qui firent exploser les tours du World Trade center. Aucun autre auteur mieux que lui n’a parlé de l’impact du 11 Septembre sur la psyché américaine.
L'anti-spectacle
Sur le plateau, treize comédiens, musiciens ou vidéastes hors norme vont donc tenir la corde dix heures durant. La première surprise (et frustration) d’ailleurs, c’est qu’ils sont invisibles : les quarante-cinq premières minutes se passent exclusivement à l’écran. Et puis l’écran se lève et on réalise qu’ils étaient tous là depuis le départ, filmés en direct avec cette musique live envoûtante qui fait monter la tension. L’odeur de la cigarette que l’actrice est en train de fumer sur la toile en gros plan flotte à nos narines… et ce n’est pas de l’Odorama !
De ces heures et dialogues plus ou moins intenses (ça monte et ça descend...), restent un flux de sensations, d’images, des réflexions profondes sur le pouvoir de l’art, de la littérature et cette obsession morbide de l’argent qui rend fou. Il y a de la sensualité aussi et même un ou deux scènes torrides comme on en voit rarement au théâtre. On rit « jaune » aussi parfois comme dans ce clin d’œil à Godard et à son film La Chinoise, où l’on assiste au dialogue assez surréaliste entre une étudiante maoïste (qui veut poser des bombes dans les universités pour changer le monde) et un professionnel de l’action culturelle. On est sonné, impressionné par ce monologue de 45 minutes, le Marteau et la faucille, sur les ravages de l’ultralibéralisme : face caméra et sur scène devant nous sur une chaise, l’acteur (génial Joseph Drouet) livre une performance rare, visage rongé de tics où se lisent les stigmates de cette violence sans fin de la finance débridée.
« Plus nous voyons la terreur clairement, moins nous ressentons l’impact de l’art », assène un écrivain sexagénaire retranché dans sa tanière depuis des années, qu’une photographe va venir extraire de sa solitude. « Dans les sociétés réduites au flou et au superflu, la terreur est le seul acte significatif. Il y a trop de tout, plus de choses, de messages, de significations que nous ne pourrions en utiliser pendant dix mille vies. »
Six heures viennent de s’écouler. Une pause s’impose. Mais ça peut continuer encore toute la nuit, jusqu’à l’ovation finale : aucun ennui, on vit dix mille vies à la fois. Les comédiens sont magnétiques, les textes de DelLillo superbement incarnés. Un samedi pas comme les autres à MC2 à Grenoble.
Joueurs, Mao II, Les Noms de Julien Gosselin