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"Trincadis" de Caroline Deyns

Trincadis, roman publié en Août 2020 aux éditions QUIDAM, retrace à la manière d'un kaléidoscope la vie de l'artiste Niki de Saint Phalle. L'auteure Caroline Deyns y manie l'art de la mosaïque pour assembler : les multiples facettes de Niki de Saint Phalle sous forme de tableaux découpés en chapitres succincts et incisifs, surmontés de citations, de calligrammes et diverses typographies, et les épisodes sombres et colorés de son histoire.


En 1983 à Beauboug Paris, le couple Niki de Saint Phalle et Jean Tanguely réalise la Fontaine Stranviski, aussi appelée Fontaine des Automates

Trencadis, de l'espagnol lui-même issu du catalan signifie : fragile, facile à briser. C'est un type de mosaïque à base d'éclats de céramique typique de l'architecture moderniste catalane. Visite du parc Güell de Gaudi par Niki de Saint Phalle en 1955 : « J'ai rencontré mon maître et ma destinée. J'ai tremblé. Je savais qu'un jour, moi aussi, je construirais un jardin de joie. Un petit coin de paradis. »


Comme l'artiste plasticienne, utilisant les techniques mixtes du collage, de la peinture et des mosaïques, Caroline Deyns emploie une variété de styles pour nous faire entrer dans la peau de son personnage. Elle imagine ses rêves et ses cauchemars, ses pensées et ses souvenirs, en y mêlant des documents d'archives, des citations, des interviews de personnes réelles ou imaginaires.


La courbe plutôt que la droite

Elle dessine les contours de l'artiste en utilisant la courbe plutôt que la ligne droite pour nous plonger dans les méandres de son histoire. Comme Niki, pour qui « L'angle droit est un couteau. L'angle droit c'est l'enfer. »


Point de linéarité donc mais des allers et retours et des flash-backs pour nous faire plonger dans son univers. Comme si on y était. Dans l'alternance des pronoms « je » et « elle », Caroline Deyns provoque la rencontre, créant à la fois identification et distance. On a la sensation que Niki nous conte elle même son histoire par une série d'éclosions mémorielles, constituées en chapitres.


La langue anglaise, en italique, répond à la langue française pour évoquer les souvenirs de son enfance aux États-Unis. Élevée dans un milieu très bourgeois, d'une mère américaine et d'un père français, Niki vit au milieu de mondanités, dans une atmosphère de bienséance hypocrite où « haine et champagne glacé » se côtoient. L’élégance et l'esthétique étudiées de ce milieu huppé se heurtent aux frasques du père, André de Saint Phalle, coureur de jupons invétéré. Niki vit dans une ambiance réfrigérée du côté maternel et trop chaude du côté paternel.


Pour elle, le miroir s'est brisé et a volé en éclats à l'âge de onze ans, lors d'un épisode incestueux avec son père. Cette expérience traumatisante marque une ligne de faille dans son identité, point de fêlure, qui va déterminer les brisures à l'âge adulte. Une brutale tentative de suicide suivie d'une dépression la conduit à un séjour psychiatrique en 1953.


« J'ai commencé à peindre chez les fous »

Niki de Saint Phalle s'initie alors à l'art, au collage et à la peinture, pour se reconstruire après cette déflagration. Selon Caroline Deyns, « le trencadis est un cheminement bref de la dislocation vers la reconstruction. Concasser l'unique pour épanouir le composite, broyer le figé pour enfanter le mouvement, briser le quotidien pour inventer le féerique, c'est cela ? »


Après le divorce avec son premier mari, délaissant ses enfants et sa vie toute tracée d'épouse et de mère de famille, Niki de Saint Phalle reprend son destin en main. Rebelle et féministe, elle comprend que « les hommes avaient le pouvoir. Et le pouvoir je le voulais. Oui, je leur volerai le feu. »


Elle leur vole leurs armes à feu pour faire saigner la peinture. Le premier tir a eu lieu en 1961 et se poursuit par une série appelée « tableaux-cibles » pour exprimer une rage contre « papa, tous les hommes, les petits, les grands, les importants, les gros, les hommes… »


Les tirs de Niki de Saint Phalle : "Feu à volonté" !


Derrière des reliefs en plâtre sont enfouis des sacs comportant des tubes de couleur, des spaghettis, des œufs, pour faire advenir la peinture des viscères du tableau. Elle fait alors partie d'un groupe d'artistes d'avant-garde, les Nouveaux Réalistes, qui se révoltent contre l'art abstrait, et détournent des objets du monde réel pour les transformer en œuvres d'art.


L'épisode de la cigarette écrasée dans une motte de beurre

Caroline Deyns déploie un trésor d'imagination stylistique pour nous raconter la rencontre de Niki avec Jean Tinguely. Le décor est planté dans un atelier d'artistes pauvre, peu chauffé, avec une cabane au fond de la cour en guise de toilettes. Elle met en scène alors l'épouse de cet artiste, dans une interview, pour nous faire le récit de leur attraction magnétique, impasse Ronsin à Paris.


Comprenant le caractère inéluctable de leur aimantation, Eva Appli, épouse de Jean Tanguely, orchestre la rencontre, pour préparer sa succession et pouvoir vivre une nouvelle aventure amoureuse. Au cours de cette interview, elle donne son point de vue sur ce couple « à la fois trop différent et trop semblable : deux morceaux d'assiette brisée qui n'attendent que leur rencontre pour retrouver la forme originelle, c'est un peu ça oui, une espèce d'intrication platonicienne miraculeuse, de correspondance parfaite, rendue possible par les failles et les cassures, le convexe et le concave. » Le miroir se reforme et c'est le début de la cristallisation amoureuse. Avec quelques bris par la suite…


Niki de Saint Phalle & Jean Tanguely, "la fée et le machiniste". © Jill Krementz

Dans une référence à Roland Barthes, Fragments du discours amoureux, Caroline Deyns nous relate cet épisode initial du ravissement au cours duquel Niki de Saint Phalle a été capturée et enchantée par la présence de Jean Tinguely. Cet épisode hypnotique est décrit de façon cinématographique pour capter notre attention, nous mettre en haleine et mettre en éveil nos sens. Notre regard de lecteur/voyeur est comme suspendu et fasciné par les deux personnages principaux, dans l'attente de ce fameux coup de foudre attendu comme une chute finale… Coup de projecteur sur la cigarette de Jean qui s'écrase sur la motte de beurre. Ce geste subversif fascine Niki, découvrant Jean dans ce qu'il a de plus trivial et de plus sublime. Un geste fugitif qui n'aura duré que quelques instants, mais qui aura été décisif : « Quelques secondes pour décider de la moitié d'une vie »...


L'autre moitié de la vie de Niki sera à reconstituer comme les pièces d'un puzzle, en lisant Trencadis...





Olivia Cahn







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