Une couverture de roman de gare, un titre rose bonbon pour ménagère de plus de cinquante ans… Seulement voilà, le livre de Maud Ventura affiche un palmarès des plus impressionnants : 10 prix littéraires, traduit dans 10 pays, vendu par dizaines de milliers. Deux ans après sa parution, il est réédité cet été en format poche.
J'ai donc glissé Mon mari dans mon sac à dos en me disant ce sera suffisant pour une virée de quelques jours. Cinq heures de train plus tard, la lecture était terminée. Que se passe-t-il avec ce livre écrit à la première personne par une femme qui se dit gravement amoureuse de son mari et vit dans la peur maladive de ne plus être aimée de lui ?
Parfaitement normale
Tout ou presque est dit dans les deux premières pages. La conscience d'abord de ses sentiments hors normes qui défient les lois de la psychologie amoureuse, la passion des premiers temps se transformant normalement en attachement (plus ou moins) durable. Chez elle les feux ne se sont jamais éteints. Elle aime son mari d'un amour adolescent et anachronique… comme si nous venions de nous rencontrer, comme si nous n'avions aucune attache, ni maison ni enfants… Elle est consciente du caractère non socialement correct de sa passion au regard de son statut de mère de famille. La passion est inappropriée avec deux enfants à la maison...Ils font partie de la panoplie de la femme mariée mais elle se dit trop occupée à être amoureuse pour être une bonne mère. Finalement sa vie est un enfer pavé de certitude. Mon mari m'a tout donné. Je sais que nous passerons notre vie ensemble… Je ne peux rien espérer de plus...de mieux, et pourtant le manque que je ressens est immense et j'attends de lui qu'il le comble (…). Comment pourrait-il remplir ce qui est déjà plein ? Intéressante question. Question vitale même pour cette femme qui se shoote à la passion. Elle envie les amours interdites, les passions transgressives (…) les veuves, les maîtresses et les femmes abandonnées. Hélas sa vie amoureuse est dépourvue des ingrédients qui maintiennent habituellement la passion en érection : le doute, la jalousie, le drame… Car son mari est un homme au plus que parfait, si bien qu'elle vit depuis quinze ans dans le malheur permanent et paradoxal d'être aimée en retour, de connaître une passion sans obstacle apparent.
Il y a une forme d'ingénuité dans le style du récit qui le rend immédiatement attachant. Cette femme, à qui l'auteure n'a pas donné de nom, se fait fort d'avoir une vie parfaitement normale. L'intérêt du livre est dans ce parfaitement normale. C'est la porte d'entrée d'un personnage qui donne à voir une névrose banale et magnifique.
Une semaine de la vie d'une femme
La réédition de Mon mari intervient à l'heure de la sortie du film Barbie qui a coupé le monde en deux cet été, entre ceux qui y ont vu une critique féministe en règle et d'autres un insupportable cliché de la féminité. Mon mari est un livre sur la servitude volontaire d'une femme qui "s'auto-barbise" pour que jamais ne s'éteigne la flamme de l'amour. C'est une femme soldat déterminée à être aimée comme au premier jour, s'imposant dans ce but une discipline de fer, une gestion au cordeau de l'intimité. Pour ce faire, elle traque les comportements qu'elle juge tue-l'amour dans un qui-vive permanent et obsessionnel. Que son mari ne la surprenne jamais sortant des toilettes (1) ou corrigeant des copies (elle est prof d'anglais) ! Et surtout ne pas s'écarter des conduites à tenir qu'elle a notées scrupuleusement dans un carnet, le vert celui des conseils : être mystérieuse, le laisser respirer, rester insaisissable.
Si son amour est obsessionnel, sa vie l'est également. La passion qui lui mange l'existence rythme ses journées. Chaque jour a une couleur avec sa symbolique. Le livre a d'ailleurs 7 chapitres, un pour chaque jour de la semaine. Dans la maison, chaque chose est à sa place. Rien ne déborde. Le désir de conformisme du personnage est à la mesure de sa trajectoire sociale. C'est une transfuge de classe, terrorisée à l'idée de la fausse note. Et comme les bonnes manières ne s'achètent pas, elle a ingurgité tout le manuel de savoir-vivre de Nadine de Rothschild. Elle a des fiches sur tout, regroupées dans des carnets thématiques : dîners, cadeaux, postures… Ne s'étonner de rien… Le secret, c'est de ne poser aucune question… Quand je n'y connais rien, j'en dis le moins possible. Bref sa vie est une construction, apparence et présentation de soi. Elle s'est composée une beauté, glaciale et sensuelle, à la Grace Kelly. Quant il rentre le soir, son mari la trouve à demi allongée nonchalamment sur le sofa, lisant L'amant de Margueritte Duras.
Rêve de contrôle
S'il ne s'agissait pour Maud Ventura que de dénoncer un schéma patriarcal, le livre serait ennuyeux. Mais l'héroïne de son livre n'est pas une victime. Au contraire l'absolutisme de son amour est carrément anxiogène si je pouvais avoir un seul pouvoir magique, je choisirais celui de contrôler les rêves...je pourrais m'immiscer dans les songes de mon mari pour le faire rêver de moi chaque nuit. Je placerais dans son inconscient la terreur de me perdre. La force de ce personnage est de nous inspirer des sentiments ambivalents. A lui voir s'infliger jusqu'au burn-out des diktats d'un autre âge, on la plaint et on l'admire, on la trouve magnifique et ridicule, odieuse et pathétique, mais pas victime. Car elle juge et sanctionne. Mais d'abord elle note, tout. C'est la reine des listes et des carnets. La musique que son mari écoute par exemple la renseigne sur son état d'esprit (bonne humeur pour la chanson française, serein pour la brésilienne, distance pour la pop…). Et évidemment elle fouille : ses poches, son ordinateur, sa boîte mail, son téléphone portable. Gênée ? Quelle drôle d'idée, je rêverais qu'il fasse la même chose ! Ah s'il tenait un journal intime, quel gain de temps ce serait !
Une économie de la punition
Et surtout il y a le carnet des incidents et des punitions. Elle note scrupuleusement ce qui lui apparaît comme un signe de désamour dans le comportement de son mari. Elle tient une comptabilité rigoureuse des délits dans un carnet où sont notés manquements et punitions correspondantes. Par exemple, oublier de me souhaiter bonne nuit avant de s'endormir vaut absence de caresse le lendemain matin ; regarder longuement ou de manière répétée son téléphone sur le canapé du salon alors que je suis à côté vaut ne pas répondre au téléphone la prochaine fois qu'il m'appellera (ne le rappeler qu'après au moins deux appels manqués). Pour mieux conjurer la peur permanente du désamour, elle se livre à une infidélité vengeresse, évidemment sans plaisir puisqu'il ne s'agit que de faire taire son symptôme. Elle couche avec le voisin ou l'ami pour se payer et calmer la douleur du doute. Bref il y a une véritable économie de la punition avec un objectif : garder le contrôler et se rassurer. Diabolique ? Pas vraiment. Ces petits calculs sont même d'autant plus drôles et pathétiques qu'on peut y reconnaître des pratiques ordinaires de la vie conjugale. Qui n'a pas cherché à faire payer à l'autre une vexation, un oubli, même si on ne le fait pas de cette manière et même s'il est rare qu'on s'enorgueillisse de se faire justice dans son couple !
S'aimer à heures fixes
Au fait, l'auteure de ce livre sur l'amour conjugal a 25 ans quand elle commence à l'écrire. Etonnant pour une jeune fille née en 1991 qui a bu le lait de l'émancipation féminine ! Cette lecture ravira ceux que la vie conjugale rassure, tout autant qu'elle apportera de l'eau au moulin de ceux qui la redoutent. La voix prêtée au mari dans les trois dernières pages du livre nous dévoile un Ken désespérément irréprochable qui n'ignore rien des manies de sa femme (ni de ses infidélités-pénalités). Et qui déclame sur un ton de psychiatre compréhensif que ce manque de confiance en elle, vraiment c'est dommage !! Là encore, le talent de Maud Ventura est de nous faire douter : cette chute sert-elle à faire l'apologie du bonheur conjugal façon Ken et Barbie : épouse parfaite, un rien enfant fragile et insécure, mari protecteur et socialement virile, le tout sur fond de sexualité ritualisée et rassurante ? Ou bien s'agit-il d'une chute ironique interrogeant l'ennui de la vie conjugale, sa férocité parfois et ses mesquineries ordinaires ? Au lecteur de décider. Quant à l'auteure, je la soupçonne de dévoiler son propre rêve de jeune femme dans ce message en forme de manifeste mis dans la bouche de son personnage :
Aux amoureux adultères, à ceux qui s'aiment à distance ou qui ne sont plus aimés, je voudrais dire que l'amour n'a jamais été une question ni d'incertitude ni d'attente, que la régularité et la réciprocité ne changent rien à l'intensité. Je voudrais dire que la passion peut aussi grandir dans la stabilité d'un foyer, dans l'exactitude d'une heure de retour, dans l'évidence d'un attachement, dans la répétition du quotidien. Je voudrais leur dire que le cœur peut aussi battre à heures fixes.
Christiane Rumillat, 29 août 2023
(1) Je pense au Premier matin du sociologue Jean-Claude Kaufmann (2002) qui décrit les petits stratagèmes des amants au matin qui suit la première nuit d'amour pour ne pas infliger à l'autre son intolérable humanité (bruit des toilettes, figure défaite…)