En 1979, Soulages invente le concept d'Outrenoir pour qualifier ses immenses tableaux, enduits d'une matière épaisse : un mélange de brou de noix, huile de sa propre fabrication, pour obtenir cette non couleur dont l'unique objet est la réflexion de la lumière sur les états de surface du noir. Il préfère d'ailleurs le terme de "mono pigmentaire" à celui de monochrome.
Le faux triptyque présenté au Musée de Grenoble fait partie de ses nombreuses œuvres de très grand format : plus de deux mètres sur six avec ses rayures noires dessinées en relief, ses bandes striées... Sans nul doute, il manipule ainsi le regard. En 2014, le physicien Joël Chevrier s'empare de ses œuvres, fasciné, comme s'il s'agissait d'une interprétation lucide et palpable de son travail scientifique : la lumière est la matière (telle que l'annonce Soulages) et elle n'est pas reproductible, même à l'ère du numérique. « Les Outrenoirs, fabriqués par l'œil et la main de Soulages, sont une nouvelle révélation fulgurante de cette réalité qui est le pain quotidien de bien des scientifiques et l'objet de pans entiers de l'activité industrielle depuis longtemps (antennes, verres, miroirs, écrans, peintures…). Un physicien théoricien grenoblois, spécialiste de la lumière, après trente ans de carrière au CNRS, ne pouvait retenir cette exclamation : « Un miroir est un monstre de complexité ! ».
En savoir plus :
Echosciences Grenoble https://www.echosciences-grenoble.fr/articles/les-outrenoirs-de-pierre-soulages-obsession-d-un-physicien
Et plus particulièrement :
Les démonstrations comme « Immaterials : light painting WIFI » du projet Touch en Norvège cherchent d'ailleurs à rendre évident cet imperceptible rayonnement en le convertissant en lumière visible. https://youtu.be/cxdjfOkPu-E
Outrenoir : une œuvre dansée
Quarante ans plus tard, Outrenoir résonne en nous comme s'il s'agissait d'un autre continent : outre-manche, outre-atlantique, outre-tombe et maintenant Outrenoir... Ce continent mystérieux, vers lequel on plonge à grande vitesse sans même avoir idée de ce qu'il sera... Il y a la rencontre obsessionnelle entre la vision de l’artiste et la description scientifique, et maintenant celle François Veyrunes, chorégraphe renommé grenoblois.
Admirable intuition donc que celle de Pierre Soulages, bientôt centenaire (1), qui littéralement rencontre le champ électromagnétique des scientifiques, cet envahisseur de l'espace où nous sommes tous... Et maintenant celui de la danse.
Aujourd'hui, après cette expérience dansée à deux au musée de Grenoble, on ne regarde plus de la même façon le triptyque grenoblois de Pierre Soulages (2). On imagine comment les énormes traces obliques, horizontales ou verticales, reflétant ou non la lumière, ont pu servir cette écriture scénographique puissante. Nous savourons cette œuvre dansée, particulièrement lente et profonde, où les magnifiques danseurs souvent en équilibre ou en torsion donnent l'impression de traverser une toile, celle-là même qu'ils créent au rythme d'une musique saccadée, angoissante. « Dans ces corps étirés à l'oblique, en tension, on retrouve toute la matière utilisée par Soulages », conclut-il.
Regardez et écoutez le son grave qui rythme une gestuelle particulièrement lente :
En savoir plus :
http://www.compagnie47-49veyrunes.com/creations/ Pierre Soulages, Noir lumière, entretiens avec Françoise Jaunin, Lausanne, éd. La Bibliothèque des arts, 2002.
(1) Les 100 ans de Pierre Soulages au Musée du Louvre, du 11 décembre 2019 au 9 mars 2020 avec une exposition majeure.
(2) C'est le peintre français vivant le plus cher - selon Wikepedia, "il a été le premier artiste français vivant à dépasser la barre symbolique des dix millions de dollars, intégrant ainsi un club très fermé ».