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David Moreno

Le soin est un humanisme

Le titre du dernier recueil de Cynthia Fleury résonne intentionnellement avec la conférence de Jean-Paul Sartre, L'existentialisme est un humanisme, qui s’est tenue à Paris en octobre 1945. Bien que le terme de « soin » fût absent du colloque, le texte de Sartre est nourri de l'attention portée à autrui, nécessaire pour rester (ou devenir) des hommes dignes et responsables, « et quand nous disons que l'homme est responsable de lui-même, nous ne voulons pas dire que l'homme est responsable de sa stricte individualité, mais qu'il est responsable de tous les hommes. […] Ainsi, notre responsabilité est beaucoup plus grande que nous ne pourrions le supposer, car elle engage l'humanité entière ».


Cynthia Fleury, Philosophe et Psychanalyste, auteure du manifeste : "Le soin est un humanisme"

Il en va de la responsabilité comme de l'égalité. Et pour paraphraser Georges Orwell (1903, 1950) – qui écrivait dans La ferme des animaux que certains sont plus égaux que d'autres –, si nous sommes tous responsables, certains le sont plus que d'autres. On pense bien sûr aux hommes politiques et aux cadres dirigeants des grandes entreprises. Quand la richesse de toute l'humanité est détenue par 1 % de la population mondiale, ces hauts « responsables » de la vie publique et économique ont dû rater le coche !


Les ronds-points de la fatigue

C'est en fréquentant les ronds-points pendant la crise des Gilets jaunes que Cynthia Fleury fait le constat des stigmates d'une France usée. La philosophe est marquée par « les corps fatigués alors qu'ils sont jeunes, les peaux sans éclat, les dos et les genoux qui font mal, les organismes et les esprits abîmés ». Et pourtant, « Ces vies en miettes […] font le pain structurant du pays ». Et pourtant, ces vies modestes et difficiles valent cher : les comptes en banque sont négatifs bien avant la fin du mois.


Dans ces conditions, explique-t-elle, les individus ne prennent plus soin ni d'eux-mêmes, ni des autres ; et les valeurs humaines s'étiolent. L'amertume grandit et la tentation du vote RN aussi. Nous sommes tous responsables, mais certains le sont plus que d'autres. L'État français, (normalement) garant des valeurs de la République, a été pris en flagrant délit d'incurie avec cette crise sociale des Gilets jaunes. Et Cynthia Fleury de rajouter : « Quand la civilisation n'est pas soin, elle n'est rien ». Force est de constater que nous flirtons dangereusement avec le rien…


Des femmes et des hommes vulnérables

La vulnérabilité est universelle : c’est ce qui caractérise en premier notre condition humaine. Elle devrait à ce titre nous rendre plus à l'écoute de l'autre, nous grandir pour accepter les différences et les singularités. Le hic, c'est qu'elle paraît incompatible avec l'ultra-capitalisme contemporain obnubilé par la performance, la croissance à tout crin, la rationalisation économique, le diktat du chiffre… La vulnérabilité est comme un chien galeux dans le jeu de quilles des décideurs. Et c'est bien regrettable, selon l’auteure. Car « certes, la vulnérabilité fragilise le sujet, mais chacun doit se rappeler qu'elle peut être aussi l'occasion d'une sublimation possible, qu'elle l'est d'ailleurs souvent, tant l'individu reconquiert son individuation à l'aune des épreuves existentielles qu'il traverse. La lecture des vies des créateurs révèle souvent les affres qu'ils ont éprouvées avant de les transformer en style, en art, en œuvre, en progrès et en connaissance pour le reste des hommes ».


En marge du manifeste, nous pouvons parler ici du plus emblématique des exemples : Nikola Tesla (1856, 1943), inventeur du courant alternatif et des réseaux de distribution électrique, dont on dit qu'il a « inventé » le XXe siècle. Considéré comme l'un des ingénieurs les plus prolifiques de l'histoire des technologies, Nikola Tesla souffrait d'une sévère névrose obsessionnelle, responsable de TOC handicapants qui le condamneront, malgré un physique et une personnalité « magnétiques », à vivre dans une profonde solitude.


Plus communément, nous connaissons tous des femmes et des hommes qui sont tombés malades, puis se sont rétablis. L'entreprise du futur a tout intérêt à accompagner la vulnérabilité, à en prendre soin (et non de l'exclure). D'abord, pour œuvrer à un humanisme fondamentalement nécessaire dans nos sociétés dépourvues de repères structurants ; et ensuite, parce que la résilience et le rétablissement peuvent être sources de créativité insoupçonnées.


Une chaire d'humanités au GHU Paris

C'est parce que le soin, comme le savoir, constituent pour la philosophe/psychanalyste le tissu matriciel de l'humanité que Cynthia Fleury a créé une chaire de philosophie à l’hôpital : le GHU Paris, « Psychiatrie et neurosciences ». Cette chaire académique s'est ensuite étendue au Conservatoire National des Arts et Métiers, pour améliorer dit-elle « la formation des soignants et des patients et de tous ceux qui considèrent que le soin est la seule manière d'habiter le monde ». Il est important de noter que cette chaire est ouverte aux patients comme aux aidants. Cela fait écho à l'émergence actuelle de l'éducation thérapeutique du patient qui vise « à aider les patients à acquérir ou maintenir les compétences dont ils ont besoin pour gérer au mieux leur vie avec une maladie chronique. » (définition de l'OMS).


Côté soignant, l'enjeu majeur est de s'occuper autant de la maladie que du patient. Or, les médecins sont surtout formés à soigner les maladies, moins à prendre soin des malades. Un enseignement des humanités (philosophie, littérature, histoire, psychologie…) pendant la formation universitaire des médecins, et tout au cours de leur carrière professionnelle, devrait pouvoir les aider à prendre en compte cette dimension. Ce vecteur des humanités, ajouté à celui de l'éducation thérapeutique du patient, sont « constitutif[s] de la performance des soins et de son perfectionnement, au même titre que la présence des technologies les plus modernes, et ouvre[nt] même à l'appropriation possible de ces dernières. »


Le soin au travail

Le terme de soin est peu associé au monde du travail, excepté dans les métiers de la santé. Si la souffrance au travail est une réalité bien établie, le soin de soi au travail n’est (toujours) pas dans notre culture !


Dans l'existentialisme de Sartre, « exister c'est faire lien avec l'autre, c'est porter l'existence de tous comme un enjeu propre ». Appliqué au travail, cela revient à dire que travailler, c'est non seulement prendre soin de soi mais prendre également soin des autres, de ses collègues. Et pour les dirigeants et les chefs, cela implique de prendre soin autant que possible des collaborateurs dont ils sont responsables. Il y a des managers compétents et humainement remarquables (et plus qu'on le pense). D'autres cependant, n'ont pas cette trempe. Pour eux, le collaborateur est une ressource et rien de plus, ce qui est à l'opposé de l'attention à laquelle tout individu a droit en tant qu’être humain.


Enfin, n'oublions pas que c'est dans le soin et en santé que nous sommes les plus « capacitaires ». Un libéralisme durable et performant est indissociable du soin.




Sources :

Le soin est un humanisme, Cynthia Fleury, Gallimard, 2019

L'existentialisme est un humanisme, Jean-Paul Sartre, Gallimard, Folio Essais, 1996







Thom Yorke et son magnifique Dawn Chorus, 2019.

Dans une société orwellienne rythmée par des tâches aliénantes, un homme se lève et marche contre le courant imposé…




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