Elle n'en finit pas de revisiter son histoire de transfuge de classe et c'est pour notre plus grand plaisir. Mais qu'est ce qui pousse Annie Ernaux 82 ans, 21 romans au compteur, à livrer ce texte qu'on n'ose appeler un roman tant il est court ?
Au moment de la liaison qui constitue la trame du livre, elle a 54 ans, lui 24. Elle n'a rien demandé, il cherche depuis des mois à la rencontrer. On suppose les ressorts de cet engouement : elle prof de lettres, écrivain confirmé, lui jeune étudiant en lettres, en proie à une fascination béate pour l'égérie mature. Nous sommes au milieu des années 1990, Annie Ernaux a déjà écrit sept romans, dont le décapant Passion simple, et reçu deux prix littéraires.
Le récit débute comme un consentement : elle consent à accueillir la « ferveur » que ce jeune homme lui voue. La relation est charnelle, dépouillée de tout sentimentalisme, comme l'est d'ailleurs son écriture. Au premier abord, son histoire de jeune homme, qu'elle appelle A., renvoie l'image un peu désuète de ces femmes puissantes qui s'enorgueillissent de régner sur une jeunesse arrogante sûre de sa supériorité. On la sent autoritaire, un rien tyrannique avec lui. On pense à Duras et à Yann Andréa, son jeune « dernier amant » de 38 ans son cadet.
Ange révélateur
On ne sait pas grand chose d'A. Comme le jeune homme pasolinien de Théorème, il est « l'ange révélateur » qui lui tend un miroir sur ses propres années de jeunesse. Il est, dit-elle dans une formule toute bourdieusienne, « le passé incorporé ». Elle retrouve dans ce garçon « les signes de son origine populaire » : ses conditions de vie spartiates, structurellement fauchée, et surtout ses manières maladroites de « fille du peuple », elle qui est devenue une « bourge ». De sa nouvelle « place », elle observe son jeune amant avec la jubilation de quelqu'un qui prend sa revanche sociale.
Sauf que la jeunesse d'A. ne ressemble en rien à la sienne. Là où elle a souffert pour se
construire grâce aux études, puis accéder à un milieu dont elle n'avait pas les codes sociaux, faire preuve de bonne volonté culturelle à défaut de « capital » transmis… le jeune homme est un alter égo décomplexé, très loin du conflit de loyauté sociale de son amante. C'est un « jeune d'aujourd'hui » explique-t-elle, individualiste, opportuniste, rebelle aux contraintes. Il est libre, ils ont ceci en commun. Annie Ernaux sait ce que le mot liberté veut dire, elle qui a traversé les années 60 dans la terreur de la sanction de l'amour (L'événement, 2003), a écrit sur la jalousie comme personne (L'occupation, 2002), sur la passion amoureuse jusqu'à la déraison (Passion simple, 1992), sur le conflit de loyauté social (La place, 1983) qui est l'histoire de sa vie.
Transgression générationnelle
On l'aura compris, ce roman n'est en rien une histoire de domination ou de passion ménopausée. Il est avant tout une histoire de miroir. Il interroge notre regard tantôt complaisant, tantôt outré sur les transgressions générationnelles. Ce qu'elle écrit de ces années 1990 fait écho à nos années 2020 chargées de la même morale discriminatoire. Notre époque ne reste-t-elle pas plus indulgente pour les hommes mûrs amateurs de jeunes filles que pour les femmes matures qui réussissent à gagner la fidélité d'un homme dont elles pourraient être la mère ? Annie Ernaux se confronte crânement au regard social lourdement réprobateur qui semble lui signifier que son corps n'a « plus d'âge ». Bien loin de lui faire honte, « ce regard renforçait ma détermination à ne pas cacher ma liaison avec un homme qui aurait pu être mon fils quand n'importe quel type de cinquante ans pouvait s'affichait avec celle qui n'était visiblement pas sa fille sans susciter aucune réprobation ». Elle revendique ce que s'octroient les hommes depuis toujours : la possibilité de détourner leur regard de leur propre vieillissement : « Si je suis avec un jeune homme de 25 ans, c'est pour ne pas avoir devant moi, continuellement, le visage marqué d'un homme de mon âge (…). Devant celui d'A, le mien était également jeune. Les hommes savent cela depuis toujours, je ne voyais pas au nom de quoi je me le serais interdit ».
Annie Ernaux apparaît plus que jamais comme une militante de la transgression, dont la vie entière est une transgression, amoureuse, sociale, culturelle… et générationnelle.
Christiane Rumillat, 30 juillet 2022