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Le Crush d'après Christine Détrez


Christine Détrez, écrivaine et sociologue, publie l'essai "Crush" en mars 2024 aux éditions Flammarion.

Il n’y a pas de petit sujet en sociologie pour Christine Détrez, écrivaine et professeure de sociologie, à l'École Normale Supérieure de Lyon. Pour cette auteure, tout sujet est susceptible de révéler une pratique sociale, au sein d’une société. Le crush est entré dans le dictionnaire Le Petit Robert comme l’équivalent du coup de cœur. Il est une manifestation affective vécue et décrite par les adolescents.


Les affects et émotions ne sont plus un objet d’études délaissé par les sciences humaines. Les différentes disciplines des sciences humaines intègrent à présent le rapport au corps. Les émotions sont devenues des faits, historiquement et sociologiquement situés. Elles relèvent de l’histoire des sensibilités qui s’appelait auparavant histoire des mentalités.


Didi Hubermann, philosophe et historien de l’art, nous dit que nous sommes faits d’affects, qu’ils nous font, nous forment et nous fondent. Ils ne sont pas naturels et ne se réduisent pas à des effets physiologiques. Ils sont aussi des mouvements, des humeurs partageables collectivement. Christine Détrez en fait un objet d’études sociologiques, en menant des entretiens auprès d'adolescents et de jeunes adultes. Elle découvre avec surprise et curiosité ce phénomène qu’elle ne connaissait pas, et nous livre sa réflexion.


Le crush est avant tout un vocable générationnel, utilisé par les adolescents. Par les adolescentes, devrait-on dire, car l’usage de ce mot est genré. Le crush est présent partout, dans toutes les bouches, dans les livres jeunesse, les séries, les chansons. Sur la toile des réseaux sociaux. Mais aussi dans l’air du temps. Le crush s’écoute, se hume, se sent, se parle. Et, se consomme aussi avec une « nouvelle » offre de produits de consommation qui surfe sur cette vague de la romance adolescente.


Le Summer Crush, parfum de la marque Adopt , « se respire comme un coup de foudre d’été », tout en offrant une promesse de ténacité, voire d’addiction. En quelques coups de pssicht, un nouveau big crush s’offre à la vue. Coco Chanel qui avait le look qui lui collait à la peau dans les années 80 a maintenant le Crush. Avec une collection de bijoux à incises croisées, Coco Crush promet une nouvelle histoire de rencontres très romantiques. Avoir le crush, c’est aussi être dans le coup, à condition d’y mettre le prix.  L’adolescence n’est pas à la portée de toutes les bourses, et le crush est en définitif loin de signifier la bague aux doigts !


Le crush est un mot qui claque, qui résonne dans la langue française, comme un anglicisme. Or, il provient du verbe de l’ancien français « croissir », qui signifiait détruire, rompre. Il est dans toutes les conversations d'adolescentes. S’il est proche du coup de cœur voire du béguin, il s’est éloigné du flirt. Un autre anglicisme qui veut dire en français conter fleurette. Le crush a en commun avec le flirt l’aspect fleur bleue, et l’imaginaire romantique, mais il s’en éloigne dans les usages et pratiques sociales.


Le flirt est tombé en désuétude au profit du crush. À l’origine, il était une pratique transgressive et interdite, au regard de la valorisation des relations maritales. Selon Christine Détrez, il était perçu comme une catastrophe civilisationnelle, marquant la fin de l’époque puritaine et le début de la révolution sexuelle. Entre les deux guerres, le flirt n’est plus considéré comme une catastrophe sociétale, mais peut devenir un désastre personnel s’il mène aux relations sexuelles. Dans les années 1950-1960, il devient une expérimentation normale des relations amoureuses pour la jeunesse, à condition qu’il aboutisse au mariage. Le flirt était encadré par des limites claires entre fréquentation amoureuse, mariage et sexualité. Il devait être finalisé par une union officielle.


Le crush a des frontières plus floues, moins définies que le flirt. Il est caractérisé par sa brièveté : on peut « crusher » et « décrusher » rapidement. Il n’implique pas de connaître la personne aimée, ni d’entrer en relation avec elle. Il n’a pas pour vocation de devenir sexuel, il est de nature platonique. Il n’a pas le partage de l’alchimie relationnelle qu’avait le flirt. Il reste en définitif secret. C’est une forme d’amour imaginaire, un jeu de l’esprit intime, qui se déroule dans le cinéma intérieur.


Il a cet aspect paradoxal d’être à la fois intime et extime. En effet, il est partagé dans le secret des amitiés, confié aux meilleurs amis. En ce sens, c’est une pratique sociale dotée de ses propres codes et règles. Il est au cœur de toutes les conversations privées des adolescentes, échangées au sein d’un groupe restreint. La révélation d’un crush peut être perçue comme une trahison ou un manquement aux règles de l’amitié. Par exemple, il est mal vu d’avoir un crush sur l’ex de sa meilleure amie. De même, avoir un crush tout en étant en couple peut être mal perçu.


Il permet un apprentissage collectif des émotions, de leur expression et de leur codification. Exprimer ses sentiments, les partager avec les autres, c’est aussi les reconnaître pour soi-même, se les avouer. La narration des anecdotes liées au crush et le partage des derniers potins occupent une place importante dans les échanges. Les conversations s’articulent autour de la collecte d’indices et d’informations sur la personne aimée, ses habitudes, ses trajets, ses loisirs. Des recherches sont menées sur le web pour le « stalker », afin de le connaître virtuellement.


Les liens tissés autour de ces échanges aident aussi les adolescents à traverser cette zone de passage entre l’amitié et l’amour. Ces interactions les initient aux premiers émois amoureux et à la découverte de l’altérité.


Avoir un crush, c’est aussi être dans le coup ; c’est aussi participer à ce mode de socialisation des adolescents, où les émotions sont également prescrites. Il est presque « obligatoire » d’avoir des crushs, pour être dans les clous. Au-delà d’une certaine limite d’âge, fixé à 25 ans, il est moins admis, s’il n’est pas le ticket d’entrée pour les relations adultes génitalisées. Avoir un crush devient alors un signe d’immaturité. Le crush peut aussi être dénoncé comme un héritage patriarcal, de la division sexuelle des rôles et des genres, où les jeunes filles sont cantonnées dans un rôle féminin, celui de plaire, et de devenir désirables, tandis que les garçons semblent moins s’y intéresser.


Le crush, est-ce de l’amour ?

Les histoires autour de l’objet aimé, partagées entre amies, interrogent sur la place de l’objet d’amour. S’agit-il vraiment d’amour, si ce dernier n’est pas connu ? Les liens amoureux ne sont-ils pas davantage investis que l’objet aimé ? Aime t’on davantage l’amour que l’amoureux ?


Avoir un crush, c’est se permettre de reconnaître qu’on aime bien quelqu’un, sans pour autant admettre qu’on est amoureux. C’est pouvoir se situer dans une zone de passage, assez sage finalement, où l’on n’encourt pas le risque de la relation amoureuse, les déconvenues et les déceptions. On peut alors « décrusher » sans trop de peines ni de chagrin.


Véritable chatouille de l’âme, le crush peut être léger et sans conséquences dramatiques si les sentiments ne sont pas réciproques, ou s’il n’aboutit pas à une relation de couple. A contrario, quand l’investissement s’intensifie, il peut virer à l’obsession et devenir une charge mentale. Il n’est pas loin de son faux ami, le crash.


En complément de l'essai de Christine Détrez : des bébés à l’amour en psychanalyse

Le crush n’a pas encore fait l’objet d’études dans ce champ disciplinaire, mais le thème de l’amour a fait couler beaucoup d’encre chez les psychanalystes et constitue une autre piste de réflexion. Récemment, l’article intitulé « on s’aime d’amour ou d’amitié ? », écrit par Bernard Golse, psychanalyste et pédopsychiatre, explore le champ de ces relations virtuelles, où l’objet aimé est appréhendé, observé et investi avant d’être connu.


Pour lui, l’amour n’est pas qu’une histoire d’adultes. Les enfants en ont une préconception. Ils ont des proto-représentations, des idées précoces, de ce qu’est l’amour à la différence de l’amitié. Et même les bébés se font une idée précoce de leurs liens à leur environnement. Ils ont une représentation innée de ce qui leur est nécessaire pour survivre et se construire. Dans les pouponnières, les bébés ont l’idée de ce qu’est un parent, de ce qu’est pour eux un être secourable qui répondent à leurs besoins. De la même manière, les parents, attendant un enfant, se font une représentation virtuelle de leur bébé à venir. Ce que l’on appelle l’enfant imaginaire. Ils se préparent imaginairement à accueillir un enfant bien réel.


A la naissance, ces constructions précoces se forment et se développent au fil des interactions entre le bébé et son environnement. Le bébé va passer de cette idée virtuelle de son environnement, à une connaissance réelle de ses parents. Les parents s’adaptent au bébé réel.  Le bébé n’est plus considéré comme un être passif. C’est un fin observateur des interactions à son environnement maternel. Il est capable de détecter les différences de comportement, d’humeurs de sa mère et d’y répondre. Ces interactions sont donc investies en premier lieu, et la connaissance de la mère est plus tardive. Ce qui est résumé par la célèbre formule de Serge Lebovici, psychanalyste, l’objet (aimé) est investi avant d’être perçu et connu. 


Autrement dit, le bébé se fait un portrait abstrait de sa mère, avant de s’en faire un portrait figuratif, plus concret (C’est un peu l’enfance de l’art !).


Ces réflexions autour des bébés nous renvoient à nos parts infantiles, quand nous découvrions le monde avec plus ou moins de bonheur. Les adolescentes, confrontées au crush, ne deviennent-elles pas, tout comme les bébés, des enquêtrices et observatrices des interactions sociales ? Ne sont-elles pas aussi à l’affut des petites différences dans l’attitude, le comportement et l’état d’humeur de l’objet aimé ? Le crush n’est-il pas un moyen de se familiariser avec l’autre avant sa rencontre ?


Le crush nous parle de nos émotions individuelles et collectives, de la manière dont le lien amoureux est vécu dans la génération adolescente. Il nous parle des relations amoureuses, où le corps et la rencontre sont tenus à distance. Il nous indique ce qui est permis, proscrit, prescrit ou interdit en matière d’émotions. Il donne aussi aux adultes de leurs nouvelles, en leur rappelant leur 15 ans, et leurs premiers émois amoureux. Il réveille les souvenirs des petits et grands amours. Pour Christine Détrez, le crush est un sujet majeur qui mérite d’être pris au sérieux.




Olivia Cahn









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