(pour Dany…)
Ça y est ! Dany a rendu la cage aux voisins qui nous l’avaient prêtée. C’est mardi. Depuis deux jours elle était posée là, vide, sur les marches du perron de la maison, propre, rangée, débarrassée de toute trace de vie. Auparavant, elle était restée deux jours sur la table en fer verte, avec la porte ouverte, avec la nourriture dans une assiette sur le dessus, avec une petite coupelle d’eau, en attente, comme si la p’tite Josette allait revenir.
Samedi matin, on a pensé qu’elle allait surgir à nouveau de quelque part, comme les matins précédents. On a espéré qu’elle allait reparaître en parlant tout le temps, fidèle à son habitude. On a cru qu’elle allait recommencer une journée de discussion avec nous, comme tous les jours depuis 35 jours, dans la main, sur l’épaule, sur la tête, sur la branche des arbres à côté de la maison. On s’est dit qu’elle irait encore nous accompagner lors des parties de pétanque, nous encourager depuis la haie du jardin potager, nous perturber depuis le bord de l’ordinateur portable. Bref, on s’est persuadé qu’une nouvelle journée de la vie des Châtres allait ne pas pouvoir se passer de sa très grande présence de tout petit oiseau.
Mais non. Elle n’est pas revenue. Elle ne nous est pas revenue. Nous l’avons perdue et nous ne parvenons pas à nous en consoler. Dany qui l’a bien élevée a bien pleuré. Elle est encore très triste et moi, qui ai tant joué avec elle, j’ai aussi beaucoup de chagrin.
C’est peut-être un peu étrange d’écrire ce qu’on ressent pour une petite mésange qui n’avait pas encore atteint l’âge adulte et qui n’avait que nous comme parents. Peut-être un peu naïf. Peut-être un peu déroutant. Peut-être un peu indécent tandis que de si grandes détresses planétaires touchent les victimes de cette pandémie du printemps 2020. On pourrait même dire qu’il y a quelque futilité à s’attacher tout à coup à un si petit animal tandis que des milliards de femmes et d’hommes sont confinés par la crise sanitaire et que beaucoup trop meurent du virus. Mais c’est ainsi, et il faut peut-être s’en expliquer.
Le mois d’avril avait joui d’un soleil insolent
On en était exactement à mi-chemin des 55 jours du confinement national quand Dany recueillit ce petit être âgé d’un ou deux jours. La couvée avait subi un massacre et il n’y avait qu’une survivante. Moi, je n’étais pas très favorable à l’idée de ce sauvetage et à la perspective incertaine de cet engagement pour faire vivre un nouveau-né de quelques centimètres, encore informe et, pour tout dire, vraiment moche. Dans notre « Club-des-cinq-confinés » des Châtres (Eric, Dany, Paul, Théo et Mika), une discussion très succincte et banale s’engagea d’ailleurs sur « le beau » et « le laid » des bébés à leur naissance. On était collectivement circonspect mais Dany décida de faire vivre la petite rescapée. Elle le voulut et s’y tint.
Le mois d’avril avait joui d’un soleil insolent. Il avait fait un temps magnifique. Un ciel trop bleu. Un paysage trop vert. Une chaleur presque suspecte. Dans notre petit monde rural de la campagne creusoise, nous étions tous les cinq isolés comme sur une île déserte. Après avoir cueilli avec Mika quelques conseils sur Internet, Dany trouva vite de quoi faire vivre l’oisillon et c’est toute une logistique improvisée qui s’enclencha pour maintenir une température de 37° dans la boîte à chaussures sollicitée en guise de nid. Des poils de chevaux, un vêtement en laine, la poche en plastique d’un cubitainer remplie d’eau et réchauffée dans le four à micro-ondes. Le tout placé à côté du poêle à bois qu’il fallait raviver au milieu de la nuit. Dany lui donnait à manger toutes les heures de la journée. Parfois Mika la remplaçait. Le jour, bébé faisait l’objet de toutes les attentions. La nuit, il faisait sa nuit.
Un peu plus tard, la mésange se mit à émettre des sons, à s’exprimer. Elle se mit à demander. Les jours suivants, son corps prit forme. Sa tête commença à ressembler à une tête. Son bec devint un bec. Le duvet s’épaissit pour laisser place à des débuts de plume. Après deux semaines environ, c’était un petit oiseau qui tenait sur ses deux pattes chancelantes. Dany décida de l’appeler Josette.
La boîte à chaussures fut remplacée par un égouttoir à salade. Le printemps était là. Pour nous les membres du « Club-des-cinq-confinés », il n’était plus nécessaire de faire du feu dans le poêle. Pour elle non plus car la bouillotte du soir faisait son effet jusqu’au matin. Et puis Josette grandissait. Je me demandais bien comment tout cela pouvait déboucher sur l’âge adulte et comment, sans vrais parents, tout cela pouvait procurer à cette p’tite Josette de quoi trouver son autonomie pour vivre après. Pour vivre les jours d’après. A mes interrogations Dany répondit avec raison que les jeux étaient faits, que c’était un non-retour. On n’allait pas l’abandonner sur le chemin. Il fallait assumer jusqu’au bout. Jusqu’à ce qu’elle puisse partir. Jusqu’aux jours d’après.
Faire grandir un petit oiseau avait un sens
Après tout, je me disais que tout cela avait peut-être du sens. Nous vivions un moment si singulier, tellement inattendu, traversé de tant d’incertitudes. Nous étions inquiets comme tout le monde, nous étions confinés comme tout le monde, mais nous étions les seuls au monde à élever une petite mésange charbonnière. Il se disait partout que la pandémie avait une origine animale mais on lisait partout que l’Homme était le vrai coupable (et c’est vrai qu’il a organisé sa propre perte, qu’il a provoqué sa propre catastrophe sanitaire). Nous avions évidemment de multiples discussions à la maison. Nous étions bien sûr à l’écoute des nombreux sachants qui s’expriment dans les médias. En vrac, tout cela venait confirmer ce qu’on savait déjà : à l’échelle du vivant, les humains ont eu raison des autres-qu’humains. Se croyant extérieur à la nature, l’Homme avait tant agressé le monde animal qu’il s’en trouvait puni. Quelque part sur notre planète en sursis, le besoin intuitif de faire vivre et grandir un petit oiseau avait donc un sens et une vraie portée symbolique.
Dans les premiers jours de mai alternaient la pluie et le soleil. La végétation était généreuse et presque luxuriante. On travaillait la terre avec les juments. La p’tite Josette volait dans les arbres et nous suivait dans nos activités extérieures. Elle accompagnait Dany dans son potager. Elle partait faire un petit tour dans le frêne, puis dans le tilleul, puis dans l’érable. Elle venait se percher sur mon ordinateur puis elle partait sur les branches du petit pêcher à côté de l’atelier. De là, elle pouvait observer nos allers et venues et elle pouvait venir chercher à manger. La grande cage ouverte était son point d’ancrage et c’est là que nous lui donnions la becquée. On se relayait tous les cinq et on trouvait du plaisir à l’écouter nous apostropher sans cesse. Josette faisait maintenant partie de la famille. Elle était devenue la mascotte de notre confinement. Le soir, elle était de retour dans sa grande cage. Une couverture par-dessus pour la nuit et hop, elle s’endormait à l’heure de notre dîner.
Aux premiers jours du confinement, je proposai que nous fassions une dictée tous les soirs après le dîner. Chacun de nous devait choisir à tour de rôle un texte pour cette dictée. Chacun de nous devait être pour un soir le maître ou la maîtresse d’école. Dans mon idée, l’important n’était pas tant l’orthographe, la grammaire ou la conjugaison. L’important était le choix du texte et ce que pouvait signifier ce choix. L’intérêt était dans ce que ce texte pouvait dire de celui qui l’avait choisi. On joua le jeu et ce fut souvent très joyeux. Mais cela ne dura que trois semaines car c’était devenu trop contraignant. Les uns voulaient pouvoir regarder un film. Les autres voulaient pouvoir faire une pétanque. Et puis il y avait peut-être aussi une envie collective de changer de registre. La p’tite Josette entra dans notre vie quand les dictées s’arrêtèrent.
Notre séjour en apesanteur économique et sociale se déroulait au mieux. C’était un moment unique. Mis à part quelques épisodes un peu délicats, c’était une expérience localement heureuse dans un contexte globalement tragique. Les statistiques morbides de la pandémie se succédaient et les médias faisaient rôder la mort dans notre quotidien. On ne parlait parfois que de ça et c’était pesant, oppressant. Voilà pourquoi l’arrivée de la p’tite Josette opéra pour nous comme par magie. Voilà pourquoi son départ nous fit tant de mal.
Tout autour de notre petit paradis rural, le monde semblait doucement mais sûrement basculer dans le chaos de l’effondrement. Il semblait découvrir qu’il était lui-même d’une extrême fragilité. Il semblait vouloir attendre la catastrophe pour réaliser qu’il était trop tard. A moi, il me sembla que la p’tite Josette était venue lui rappeler la triste vérité d’une planète en faillite. Elle était en mission. Elle était venue de je ne sais où et elle était repartie vers je ne sais où. Entre-temps, elle avait pris soin de dire au monde ses quatre vérités.
Dans quelques semaines, des milliers de livres paraîtront au sujet du Covid-19. Dans tous les pays du monde, des milliers d’auteurs publieront leur propre histoire de la pandémie, leur propre analyse de la situation, leur propre vision du monde d’après. Le petit texte qu’on vient de lire ira peut-être un jour se noyer dans cette déferlante éditoriale. Ce faisant, il dira sans doute que la très courte vie d’une petite mésange est plus qu’un signe pour notre époque bien mal-en-point. J’aurais pu l’intituler « Naissance, vie et mort de la p’tite Josette ». J’ai plutôt choisi de mettre l’accent sur ce que nous n’avons pas entendu d’elle, c’est à dire le son de son chant d’adulte, celui de sa voix d’adulte : la zinzinulation. La p’tite Josette n’a pas eu le temps de zinzinuler. Elle est partie avant…
Eric Lengereau
Les Châtres – 26 mai 2020
Rouge-gorge de l'album Y'a une route, Gérard Manset, 1975. Remastérisé en 2016