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David Moreno

La Femme aux lucioles

Les récits mélancoliques du romancier américain Jim Harrison possèdent un étrange pouvoir : celui de nous faire éprouver ce que vivre intensément signifie. Dans La Femme aux lucioles, l’écrivain se met dans la peau de Claire, 50 ans, qui largue les amarres en quittant son mari sur une aire d’autoroute…


Photo de Jim Harrison avec sa femme Linda, à la fin des années 1960, extraite de « Seule la terre est éternelle », François Busnel, Gallimard, 2023. © Dan Gerber


Jim Harrison perd accidentellement son œil gauche à l'âge de sept ans ; son père et sa sœur croisent la route d'un chauffard ivre, les tuant sur le coup ; jeune père de famille, il connaît des années de dèche ; il devient scénariste à Hollywood ; il traverse les affres de l’alcool, de la drogue et de l’adultère ; il connaît la gloire avec Légendes d’automne qu'il écrit en neuf jours seulement ; il aime la bagatelle et les gueuletons malgré une certaine propension pour la dépression…


Il faut bien l’avouer, le côté bigger-than-life de Big Jim (comme on l’a souvent surnommé) et le mythe construit autour de sa personne ont quelque peu volé la vedette à l’immense écrivain qu’il était. Sa poésie, ses romans et ses novellas (longues nouvelles) sont là pour nous le rappeler.


Il publie La Femme aux lucioles en 1990. En quatre-vingt pages à peine, Jim raconte le moment climax d’une femme au mitan de sa vie : un instant de courage où tout bascule, où elle prend la décision la plus difficile qu’elle ait jamais prise…


Fuite dans la nature

Claire, au volant d’une Audi 5000, traverse avec son mari, Donald, les grands espaces vallonnés de l’Iowa.


Lasse de l’existence qu’elle mène avec Donald, elle désire autre chose. Quoi ?... Elle ne sait pas exactement. En revanche, ce qu’elle comprend, c’est que l’inaction dans laquelle elle se traîne par rapport à ce quoi sans réponse est à l’origine des migraines dont elle souffre depuis plusieurs années.


Ils sont tous les deux dans le véhicule quand son mari interrompt l’émission radiophonique en train de diffuser L’Histoire du soldat de Stravinsky, un morceau qu’elle apprécie pourtant. Donald glisse dans l’autoradio une cassette sur les produits financiers vedettes de la Bourse de New York… C’en est trop : en dépit d’une migraine soudaine, elle se gare sur une aire de repos, fait mine d’aller aux toilettes et disparaît dans l’immensité d’un champ de maïs.


Il y a trente ans, Donald avait plu à Claire. Ce fils unique d’une famille ouvrière, qui voulait devenir écrivain, incarnait la rébellion que recherchait la jeune femme, étudiante en littérature comparée… Mais voilà, entraîné par le matérialisme des années 1960 et de toutes celles qui suivirent, Donald était devenu un homme exclusivement mu par l’obsession de l’argent. Aussi, au fil du temps, avait-il perdu le charme de sa jeunesse.


Elle ne lui reproche pas tant d’adopter les clichés consuméristes de son époque que son changement en quelqu’un qu’elle ne reconnaît plus : un personnage manipulateur, autoritaire, complètement autocentré.


Son fils, Donald Jr., a manifestement hérité des gènes du père, du moins de sa personnalité : dénué de toute morale, il excelle dans une boîte de marketing à Chicago. Elle le trouve encore plus cynique que son père et ça la désespère… Laurel, sa fille dont elle très proche, est vétérinaire et s’occupe de chevaux dans une clinique de Sioux City.


Périple et apaisement

La douleur qui lui vrille la tête n’empêche pas Claire de s’immerger calmement dans le champ cultivé. Afin de lutter contre la souffrance, elle tente de dissocier son esprit de son corps, en portant une attention accrue à l’environnement direct : la manière dont les souches du maïs cassent les monticules de terre, la lumière du soleil qui traverse les grandes feuilles, le croassement d’un corbeau qui avertit ses congénères d’une présence inhabituelle.


Pour se donner du cran, Claire imagine des conversations avec les êtres qu’elle aime le plus : sa fille Laurel évidemment, et Zilpha, sa meilleure amie, décédée d’un cancer du poumon six mois plus tôt. Pendant l'enterrement de Zilpha, l’idée obsédante de se séparer de son mari s'était convertie en une nécessité existentielle.


Elle se retrouve au bout d’une rangée de maïs, à la lisière du champ, devant une barrière de terre parsemée de cavités. Elle s’engouffre dans l’une d’entre elles pour s’abriter d’un orage qui gronde, protégée dans sa caverne… Scène qu’elle s’était maintes fois représentée quand elle était enfant.


Avant le crépuscule et presque guérie de sa migraine, Claire confectionne un lit de verdure et parvient à alimenter un petit feu qui la réconforte. Elle se dit qu’elle aurait pu se contenter de quitter son mari de manière plus conventionnelle, sans recourir à cette fuite écervelée à travers la campagne du Midwest… Et puis non, décidément elle se sent bien, ici, dans cette minuscule caverne tapissée de feuillages.


Plus tard, elle se rappelle un air de L’Oiseau de feu, ce qui a pour conséquence d’effacer les dernières traces de douleur. Elle peut enfin s'autoriser à croire qu’elle a fait le bon choix. Des lucioles apparaissent, elles semblent l’inviter à la confiance. La nuit est tendre, magique, pleine de promesses…


La Femme aux Lucioles ou l’effet d’une bombe

Lors de sa publication, cette novella eut un effet retentissant, suscitant une avalanche de lettres. Des femmes de toutes couches sociales y confessèrent combien l'héroïne imaginée par Jim Harrison avait osé accomplir ce qu'elles nourrissaient chaque jour de réaliser : quitter un mari sans scrupule et qui ne pense qu’à lui-même.


D'autres racontèrent comment cette histoire leur insuffla l'énergie nécessaire pour entreprendre la même démarche que Claire…


Quand la littérature pousse à l’action !






Sources :

Jim Harrison, La Femme aux lucioles, éd. 10/18, 1990 trad. française Brice Matthieussent


François Busnel, Seule La Terre est éternelle, Gallimard, 2023








Berceuse de L'Oiseau de feu

La musique de Stravinsky est très présente dans La Femme aux lucioles









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