Cette collection remarquable est d'un luxe suprême, une bulle de voyage et de partage, un instant de questionnement et d’émotion. L’art contemporain se conjugue ici avec art populaire ou conceptuel, souvent en marge, avec des artistes émergents ou passés à la postérité.
On aimait Antoine de Galbert quand il était galeriste, à la fin des années 1980, dans le quartier des Antiquaires à Grenoble. On l'aimait dans sa Maison Rouge à Paris, la fondation d'art contemporain qu’il a ouverte à Paris en 2004 et fermée en 2018. Quatorze ans pendant lesquels le lieu a été l’un des plus créatifs de la capitale. La découverte de sa collection au Musée de Grenoble est un véritable coup de foudre : inattendue, plurielle, hypnotique, angoissante, immensément provocante ! Ses « souvenirs de voyages », piochés parmi la somme d’œuvres impressionnante acquise en trente ans, sont autant de rencontres émouvantes avec une centaine d'artistes contemporains à Grenoble.
Guy Tossato, conservateur du Musée de Grenoble, lui a laissé carte blanche. Le collectionneur et mécène remplit ainsi dix-sept salles avec 130 tableaux, sculptures ou installations, de la vie à la mort en passant par l'amour, la folie, l’imaginaire, le Cosmos... « C’est comme un autoportrait en creux tourmenté, commente le conservateur, mais il y a aussi de la légèreté et de l'humour dans ses choix.»
A quoi pensait-il lorsqu'il choisit d'acheter et d'exposer le cliché argentique de Joël-Peter Witkin, « La fête des fous»? Le bien nommé « apôtre désagréable de la beauté » mêle étrangement, dans une nature morte, têtes de bébés, pieds, mains et grappes de raisin. L’œuvre de cet artiste américain, né en 1939, est remarquable par la singularité de son univers à la fois ténébreux et mélancolique.
Photo Joel-Peter Witkin « Feast of Fools » (La fête des fous), 1990. Epreuve gélatino-argentique 63x83 cm
L’idée farfelue nous surprend alors d’avoir été une puce dans la poche de la chemise blanche d’Antoine de Galbert pour assister à chacune de ses transactions avec les artistes ! Les petits tirages en noir et blanc de Marcel Bascoulard, se montrant en homme timide, habitant le Cher, sans prétention, mais habillé en femme, sont tout aussi déroutants. Peut-on considérer comme narrative ou minimaliste l'installation de Christian Boltanski, « Le cœur » ? Une ampoule toute seule clignote dans une grande salle noire. Tout est cette fois dans le son : les pulsations cardiaques à un haut niveau sonore ont quelque chose d'angoissant. Mais nous sourions quand-même à l'idée que lorsque l'achat de cette œuvre eut lieu en 2008 pour la Maison Rouge, Christian Boltanski, il constitue, à Londres, une base de données d'enregistrements de milliers de battements de cœurs à travers le monde. Son ambition formulée en 1969 ? « Garder une trace de tous les instants de notre vie ».
Christian Boltanski Le cœur, 2005 Installation ampoule et son Dimension variable
Chamboulés, nous passons sans transition au kitsch british. Le mannequin énorme et hideux de John Isaacs, gangrené par une usine proliférante, provoque plus de dégoût que d'empathie. Encore un choix radical et exaltant.
Photo John Isaacs Is More than This More Than this, 2001 Cire microcristalline, acier, verre, Peinture à l’huile, mousse latex, polystyrène 350x150x150 cm
Autre sensation avec les bâtisseurs de l'imaginaire et tout particulièrement avec l’immense panneau en relief d'Hema Upadhyay : une œuvre autobiographique traitant du rapport entre son corps et la mégapole, en l'occurrence Bombay (et non Mumbai, nom renié par les artistes contemporains et imposé par les intégristes hindouistes). Elle représente, avec des matériaux de récupération, le quartier de Dharavi, deuxième plus grand bidonville d'Asie. Alors qu'elle fut assassinée en 2015, à l'âge de 45 ans, dans des conditions troubles et sordides, ses tableaux-bidonvilles font désormais partie des œuvres majeures de l'art contemporain indien. Faisant partie de cette génération apparue à une époque cruciale pour l'Inde qui rompt avec l'économie socialiste pour se tourner vers l'économie de marché, elle a posé la question de la société indienne en pleine mutation. Hymne à l'inventivité de ses habitants, l'artiste qui, la première, s'est posée comme l'artiste de l'anthropocène dénonce les inégalités entre castes et les anfractuosités de cet urbanisme empirique.
Hema Upadhyay Mute Migration (Migration muette), 2008 Feuilles d’aluminium, ferraille, peinture émail, feuille de plastique, objets trouvés, joints, résine, éléments informatiques 245x612,5x38 cm
Qualifié parfois de collectionneur marginal ou même de "collectionneur de matière grise", Antoine de Galbert propose à Grenoble une douce radicalité qui rassemble des artistes hors normes ou émergents, côtoyant les grandes figures de l'art contemporain. Il est émouvant de voir avec quelle liberté il a su construire son empire des sens comme un tour du monde réjouissant aux mille et un chemins possibles. Pour lui, il s’agit simplement d’« une luxueuse et douce thérapie. Ce n'est pas moi, ce sont les œuvres qui m'ont choisi », affirme-t-il simplement, abordant ainsi avec une subjectivité assumée des trajectoires de vie d'artistes qu'il fait siennes.