« La peur rend aveugle, dit la jeune fille aux lunettes teintées, Vous avez raison, nous étions déjà aveugles au moment où nous avons été frappés de cécité, la peur nous a aveuglés, la peur fera que nous continuerons à être aveugles, Qui est l’homme qui parle, demanda le médecin, Un aveugle, répondit la voix, un simple aveugle, c’est tout ce qu’il y a ici. Alors le vieillard au bandeau noir demanda, Combien faudra-t-il d’aveugles pour faire cesser une cécité. Personne ne put lui répondre. »
L'histoire
Le feu passe au vert mais le conducteur ne peut repartir : « Je suis aveugle, je suis aveugle » répète-t-il avec désespoir. Un passant obligeant se propose de prendre le volant et de le ramener chez lui. Voleur de voiture, il oublie de lui rendre les clés. L’aveugle, conduit par sa femme, consulte un ophtalmologue qui n’a jamais observé de tels symptômes : aucune lésion, aucune anomalie, et pourtant le patient « voit » tout blanc, comme si une épaisse blancheur laiteuse collait à ses yeux.
C’est ainsi que débute une épidémie de cécité blanche. Toutes les personnes, ayant été en contact avec « le premier aveugle » ou ayant consulté « le médecin », sont dans les heures ou les jours qui suivent, frappés du même mal : « l’enfant louchon », « la jeune fille aux lunettes teintées », « le vieillard au bandeau noir », tous patients de l’ophtalmologue. Sans oublier « le voleur de voiture » et progressivement tous les proches de ces personnages sans nom et sans prénom. Quant au « médecin », qui a perdu la vue lui aussi, il est de son devoir de signaler l’incompréhensible épidémie aux Autorités.
José Saramago donne à voir, à nous qui "voyons", le manque d’empathie et l’incurie d’une administration dépassée par une situation inexplicable et qui ne trouve, comme seule mesure, que l’enfermement de tous ces aveugles dans un hospice de fous désaffecté.
Du jour au lendemain, nous voici transportés dans un monde concentrationnaire réservé aux aveugles et pourtant : « Le monde tout entier est ici. » Des soldats en armes, prêts à tirer, interdisent, de l’extérieur de l’enceinte, toute tentative d’évasion. Dans ce monde totalement inorganisé et livré à lui-même, nous passons de l’endroit à l’envers de l’humanité. Oui, le monde tout entier est ici y compris des aveugles scélérats qui vont faire main basse sur les caisses de nourriture. En échange de tous les biens propres des internés puis de celui du corps des femmes, ils consentiront à la survie alimentaire de leurs victimes. Comment ne pas penser à certaines tragédies de notre histoire contemporaine !
Pourtant, dans cet enfer, l’auteur, qui se fait une piètre opinion de l’humanité, voit s’allumer, des lumignons et, plus tard, un phare dans cette lumineuse obscurité : « Si nous ne sommes pas capables de vivre entièrement comme des êtres humains, au moins faisons de notre mieux pour ne pas vivre entièrement comme des animaux, elle répéta (« la femme du médecin ») si souvent ces paroles au fond simples et élémentaires que le reste de la chambrée finit par les transformer en maxime, en sentence, en doctrine, en règle de vie. »
Et voilà qu’une femme providentielle, miraculeusement indemne du mal blanc, va guider les pas des survivants hors des ténèbres : « Parce que si la honte a encore un sens dans cet enfer où nous avons été plongés et que nous avons transformé en enfer de l’enfer, c’est grâce à cette personne qui a eu le courage d’aller tuer la hyène dans sa tanière… » (« Le vieillard au bandeau noir »)
Le style
José Saramago a une écriture particulière : qu’ils soient direct ou indirect, les styles ne sont pas séparés, les phrases sont longues et explicatives, toutes les pensées sont décortiquées et analysées, et mêlés à tous ces commentaires, les dialogues de ses personnages, dont seules les virgules permettent de saisir qui est le locuteur. Dans ce melting pot qui caractérise son style, José Saramago exprime ses doutes et son pessimisme lucide au sujet de l’humanité. Son expression, nourrie du bon sens populaire, aborde avec hauteur d'esprit et ironie socratique les grands thèmes de l'aventure humaine – simulant son ignorance, Socrate posait des questions paraissant naïves à ses interlocuteurs et à ses disciples pour leur faire comprendre leur propre ignorance.
Qui est José Saramago ?
José Saramago (1922, 2010) est né dans une famille pauvre du centre du Portugal. Son père, muté à Lisbonne, est policier. Adolescent, pour des raisons financières, il interrompt ses études. Il exerce de nombreux métiers avant de s’essayer au journalisme et de se lancer dans l’écriture de romans et de poésies. Membre du parti communiste depuis 1969, il participe à « La révolution des œillets » qui, en 1978, a renversé Salazar et son régime. Devenu le numéro un du quotidien Diario des Noticias, il est licencié, un an plus tard, à la chute des communistes : « Être limogé fut la chance de ma vie. Ce fut la naissance de ma vie d’écrivain. »
Engagé à gauche, son œuvre littéraire est le point d’orgue de ses prises de positions sociétales. En 1992, à la parution de L’Évangile selon Jésus, le gouvernement portugais l’accuse de porter atteinte à la sensibilité religieuse catholique du peuple et censure son roman. José Saramago part en exil sur l’île espagnole de Lanzarote. Exil ne signifie pas silence car, jusqu’à sa mort, il s’impliquera dans la vie politique de son pays et dans celle de l'Union européenne.
Sources :
L'aveuglement - José Saramago Traduction Geneviève Leibrich - Langue d'origine : Portugais, Éditions du Seuil. ISBN : 978-2-75-78-1033-0
Le Monde diplomatique - "La parabole des aveugles" par Ramon Chao
Liens entre L'aveuglement de José Saramago et La parabole des aveugles de Bruegel l'Ancien (essai en anglais)
Entendre ce que l'on écrit... par la virgule et le point