Étienne Klein consacre, dans son essai Courts-circuits, publié en avril 2023, un passionnant chapitre à Jean Cavaillès. On découvre un philosophe-mathématicien novateur, chef de réseau de la Résistance doté d’un courage à faire peur… Les Allemands le fusillent dans la citadelle d’Arras, le 5 avril 1944.
La personne de Jean Cavaillès et sa trajectoire météorique sont remarquables à plus d’un titre, notamment sa capacité à allier l’intelligence la plus abstraite à un engagement total dans les missions dangereuses. Pour un brillant normalien qui, à la fin des années 1930, commence à révolutionner les fondements de la philosophie, la tentation de s’enfermer dans une tour d’ivoire pourrait être grande…
… Mais la sinécure de l’intellectuel établi ne lui convient pas, surtout quand les nazis envahissent la moitié du pays. Cavaillès, avec ses compagnons d’armes, se lance alors dans des actions effrénées de sabotage, visant les trains, les usines et autres infrastructures stratégiques… Comme pour conjurer le sort, il aime à répéter crânement à ses troupes que : « là où se trouve le danger, là aussi doit être le chef, c’est tellement amusant. »
Trahi par un membre de son réseau, il est arrêté le 28 août 1944 par les agents du service Léopold, branche parisienne du contre-espionnage nazi. Cette arrestation marque le début d'épreuves tragiques pour Cavaillès. Interrogé et torturé à maintes reprises, il ne livre aucun nom. Après plusieurs mois d’incarcération, il est condamné à la peine capitale pour ses « activités de grande ampleur contre les forces d’occupation ». Il est exécuté par l’armée allemande le lendemain de son verdict.
Le cinéaste Jean-Pierre Melville, lui-même ancien résistant, rend un fervent hommage au philosophe et mathématicien dans son chef d’œuvre L’Armée des ombres (1969), adapté du roman éponyme de Joseph Kessel (1943). Melville s’inspire de Cavaillès pour le personnage de Luc Jardie, le chef de réseau interprété par Paul Meurisse. Dans le film, Melville introduit deux livres de Cavaillès, dont les titres sont bien visibles à l’écran : Transfini et continu et Méthode axiomatique et formalisme.
Un attachement viscéral à la liberté de penser et d’agir
Notre homme affiche dès son jeune âge une farouche indépendance d’esprit et une combativité hors norme. À seulement 19 ans, il en donne une preuve éclatante… Ne se laissant pas décourager par un échec au concours d’entrée à l’École Normale Supérieure de 1923, il montre une belle résilience l’année suivante. En rébellion contre l’enseignement rigide et dogmatique des classes préparatoires, il déserte les cours du lycée Louis-le-Grand pour se préparer seul au concours. Contre toute attente, il décroche la première place dans la catégorie « latin-science ».
Malgré la solitude de ses premiers mois à Normale Sup, Jean Cavaillès se lie d’amitié avec George Canguilhem. Ce dernier deviendra aussi un résistant d’importance nationale pendant la Seconde Guerre mondiale. Canguilhem démissionnera de sa charge de professeur au Lycée Fermat de Toulouse dès l’instauration du gouvernement de Vichy, en adressant au recteur de l’Académie « qu’il n’a pas passé l’agrégation de philosophie pour enseigner Travail, Famille, Patrie. »
Cavaillès mène de front des études de philosophie et de mathématiques. Homme complet, il apprécie également l’exercice physique et le plein air. Passionné de montagne, il passe tous ses étés à gravir les parois rocheuses du Pic du Midi en compagnie de ses cousins, tout aussi intrépides et amateurs d’alpinisme. « Car [selon Cavaillès] le corps et la nature comptent autant que l’intellect » écrit Étienne Klein dans Courts-circuits. Il devient agrégé de philosophie en 1927.
Une autre caractéristique marquante : son profond antiracisme, qu’il démontre avec courage à deux moments de sa vie. Le premier, en 1928, pendant son service militaire qu’il effectue en tant que sous-lieutenant ; il insiste pour accomplir son devoir au sein d’une unité de tirailleurs sénégalais, en hommage à leur contribution exemplaire pendant la Première Guerre mondiale. Le second, lorsqu’il est fait prisonnier à la citadelle de Cambrai en juin 1940 ; il persiste à protester contre les humiliations faites en public aux soldats noirs, malgré les menaces d’exécution des géôliers.
Longtemps travaillé par le catholicisme (alors qu'il est protestant), il opte finalement pour le spinozisme. Jean Cavaillès pense au début des années 1930 que l’éthique peut se passer de religion, à condition qu’elle devienne un humanisme basé sur des raisonnements solides et des principes cohérents, une sorte de « théorie de la raison ».
Par extension, la philosophie selon Cavaillès doit davantage suivre le modèle de construction des mathématiques (description axiomatique et conceptuelle du monde) que celui de la littérature (description subjective et métaphorique de la vie). Il ambitionne de tisser une nouvelle philosophie comme une théorie mathématique avec ses définitions et axiomes, ses théorèmes et lemmes.
Germanophile et parfaitement bilingue, Cavaillès est sidéré par la lecture en 1934, de Mein Kampf qu’il considère comme une mystification déplorable, remplie de théories absurdes, de préjugés insensés, d’antisémitisme rampant.
Cavaillès, l’intégrité et le courage incarnés
Fait prisonnier pendant la Débâcle en tant qu’officier du chiffre, Cavaillès n’est pas du genre à se laisser enfermer trop longtemps : il s’évade en juillet 1940, lors de son transfert de Cambrai vers un camp de prisonniers de guerre en Allemagne. Traversant la Belgique à vélo, il se cache quelques jours à Lille. Grâce à de faux papiers, il rejoint Clermont-Ferrand, devenue une ville refuge en zone libre.
Jean Cavaillès donne des cours de logique à l'université de Strasbourg, alors relocalisée à Clermont-Ferrand. Cette position lui offre une couverture idéale pour ses activités clandestines : avec Lucie Aubrac et Emmanuel d’Astier de la Vigerie, il cofonde le mouvement de résistance Libération-Sud. Voici les mots d’Étienne Klein pour décrire les débuts saisissants de Cavaillès dans la Résistance :
Son charisme, qui est grand, aimante tous ceux qui le croisent. Il faut dire que Jean Cavaillès se montre capable de tout faire en même temps : préparer un cours, écrire un article savant, recruter des agents, organiser méticuleusement un sabotage, mettre sur pied un nouveau système de chiffrage. Pour lui, penser et agir sont une seule et même chose […] Lucie Aubrac se dira admirative de « toute cette puissance de l’esprit, de l’espoir et de la volonté qui émanait de lui ».
Malgré son rang de chef de réseau, il n’aime rien tant que d’être sur le terrain au contact des camarades. Il s'engage volontiers dans les missions périlleuses, en particulier quand il s'agit de faire sauter les installations logistiques utilisées par l'ennemi : voies ferrées, dépôts de gros matériels, transformateurs et lignes électriques, …
Surnommé « l’agrégé en sabotage » pour ses talents dans l'utilisation d'explosifs comme le TNT et des dispositifs retardants, Cavaillès plonge en 1943 dans la clandestinité totale. Il se déplace dès lors avec une multitude de faux papiers, compliquant la tâche aux services de renseignement allemands… C’est naturellement qu’en juin de la même année, il fonde le réseau de renseignement Cohors, un groupe d'action dédié à la formation de saboteurs.
Été 1943. Déguisé en mécanicien naval, Jean Cavaillès s'introduit seul dans la base sous-marine allemande de Lorient, au nez et à la barbe de centaines de soldats et officiers allemands. Son but : collecter un maximum d'informations à fournir aux alliés.
Une autre particularité… Selon ses camarades et amis, l'engagement de Cavaillès dans la Résistance est moins un acte de rébellion contre l'occupant nazi qu’une action cohérente avec sa vision du monde. On retrouve là encore l’influence de Spinoza. Il écrit d’ailleurs dès 1931 : « Nous sommes en tout menés. Menés, mais non contraints et forcés, menés comme par la lumière. » Plus qu’une obligation morale ou politique, la Résistance découle de la logique : la situation est inacceptable, il n'y a pas d'autre choix que de résister.
Aujourd’hui, en 2024, l’intégrité intellectuelle et éthique dont fit preuve Jean Cavaillès est précieuse pour celles et ceux qui, à leur manière, aspirent à combattre la fascisation des esprits en France.
Sources :
Étienne Klein, Courts-circuits, éd. Gallimard, 2023, 224 pages. « La morale d’acier de Jean Cavaillès »
Jean Cavaillès – Wikipedia
Interprétation de "The Partisan" de Leonard Cohen