Si les chercheurs en IA sont tentés par le Graal d'une intelligence artificielle générale qui serait la plus proche possible de celle de l'homme, la ressemblance des robots avec le corps humain n'est en revanche pas recherchée par les designers. Cela s'explique par une vieille peur des roboticiens : la vallée de l'étrange.
Il y a cinquante ans, en 1970, un chercheur japonais en robotique, Masahiro Mori, postule l'idée suivante : à partir d'un certain seuil, plus un robot ressemble à un homme, plus cela entraîne un sentiment d'étrangeté et d'angoisse. Cette zone de profond inconfort des humains face aux robots humanoïdes est connue depuis sous le nom de bukimi no tani genshō (不気味の谷現象), La vallée de l'étrange en français. Mori va même plus loin, puisque cette vallée de l'étrange existerait aussi bien pour les robots que pour les prothèses ou les marionnettes. Et tant que nous serons coincés dans cette zone d'inconfort, notre acceptation des robots « un peu trop humains » sera particulièrement compliquée.
La vallée de l'étrange de Mori
La modélisation de la vallée de l'étrange de Mori prend la forme d'une représentation graphique, où l'affinité que nous ressentons pour le robot est exprimée en fonction de son degré d'anthropomorphisme (ressemblance à l'être humain en bonne santé).
Le démarrage de la courbe se fait avec les robots industriels où le degré d'affinité est faible. La courbe monte ensuite progressivement jusqu'à plus de 50% dans le cas d'un animal en peluche ou d'un robot-jouet humanoïdes auxquels les enfants s'attachent en général facilement. Notre affinité/empathie continue d’augmenter au fur et à mesure que la ressemblance du robot avec l'homme croît... Puis la courbe chute brutalement : nous basculons dans la vallée de l'étrange, face à un robot humanoïde qui ressemble à l'humain, sans toutefois y ressembler parfaitement ; c'est ce décalage qui provoquerait le malaise. Le chercheur japonais conseille donc aux concepteurs/designers de robots d'atteindre le premier pic de la courbe.
Pour Mori, le deuxième pic (le fond de la vallée) correspond à la répulsion du cadavre. On commence à sortir (un peu seulement) de la combe de l'étrange avec la main prothétique. Ainsi, les spécialistes ont constaté qu'une prothèse ressemblant à une main de robot est bien mieux tolérée par les patients (et leur entourage) que si elle ressemble à une main humaine, parce qu'elle est directement identifiée comme une prothèse et non comme une main singulière avec des imperfections... Depuis quelques années, à la demande des utilisateurs, la robotique médicale développe donc des prothèses de main d’apparence non humaine, faites de métal visible, faisant penser à une pince articulée à 2 ou 3 doigts.
L'inquiétante étrangeté de Freud
Il est curieux de noter combien cette théorie de l'esthétique des robots, et de l'étrange qui s'y rattache, fait écho au célèbre article de Sigmund Freud, le Das Unheimliche (terme propre à l'allemand qui définit quelque chose de familier et d'étrange à la fois), publié en 1919. L'article sera traduit en français en 1933 sous le titre de L'inquiétante étrangeté.
Dans cet essai, le fondateur de la psychanalyse reprend les travaux du psychiatre Ernst Jentsch et les enrichit pour lister de nombreux cas où se déclenche l'inquiétante étrangeté, comme la répétition compulsive de gestes ou de pensées, les croyances primitives, la pensée magique, le motif du double... Mais revenons à Jentsch. En 1906, il s'appuie sur la nouvelle fantastique de E.T.A Hoffman, L'Homme au sable, pour étayer la première mouture de la théorie du Das Unheimliche. Le récit raconte l'histoire de l'étudiant Nathanaël et son étrange lien avec Olympia, sa voisine d’en face, fille de son professeur de physique Spalanzani. Nathanaël passe son temps à épier la jeune femme au travers d'une longue-vue portative, jusqu'à en tomber éperdument amoureux... Il s'avère qu'Olympia n'est autre... qu'un automate, auquel Spalanzani a donné artificiellement la vie.
Pour Jentsch, le trouble du Das Unheimliche provient de « l'incertitude concernant le fait que quelque chose soit vivant ou non ». On peut voir ici la première explication psychologique (de référence) de la vallée de l'étrange de Mori, qui se matérialise dans une zone où l'automate/robot agirait comme une évocation de notre propre mort. La peur de la mort est universelle, c'est pourquoi nous cherchons à éviter les pensées morbides ou à les rationaliser. La vision d'un robot « pas tout à fait humain, mais presque » pourrait réactiver cette frayeur au niveau inconscient... Il est peu probable que Masahiro Mori ait eu connaissance du travail de Sigmund Freud. Le lien entre le bukimi no tani genshō et le Das Unheimliche a commencé à devenir évident à partir de 1978, date de la traduction de l'article de Mori en langue anglaise, avec le titre : The uncanny valley (la vallée dérangeante), alors que le Das Unheimliche de Freud a précédemment été traduit par : The uncanny (le dérangeant).
Dissonances cognitives
En 2011, des chercheurs de l'Université de San Diego, dirigés par la professeure en neuroscience cognitive Ayse Saygin, ont étudié ce qui pouvait être la cause de cette inquiétante étrangeté par une expérience utilisant l'IRM fonctionnelle (IRMf). Des vidéos montrent soit un robot (A), soit un robot humanoïde (B), soit un humain (C), les trois mouvements.
Alors que le robot ou l'humain ne provoquent guère de réactions, la vue du robot humanoïde emballe l'activité cérébrale au niveau du cortex moteur, là où sont situés les neurones miroirs, spécialisés pour identifier les intentions de l'interlocuteur grâce à l'analyse de son mouvement. Les résultats sont clairement résumés par la journaliste à l'Université de San Diego, Inga Kiderra : « Si le sujet nous semble humain et bouge comme un humain, on l'accepte. S'il ressemble à un robot et bouge comme un robot, on l'accepte aussi ; nos cerveaux n'ont pas de problème pour comprendre l'information. Les problèmes apparaissent quand l'apparence et les mouvements ne correspondent pas ». L'expérience de Ayse Saygin montre que les robots humanoïdes brouilleraient le travail cérébral par l'activation de neurones miroirs qui percevraient ces robots comme humains, tout en identifiant dans le même temps nos différences avec ceux-ci. Le cerveau serait alors soumis à une dissonance cognitive et glisserait ainsi dans la vallée de l'étrange.
Love dolls et intelligence artificielle
La théorie de la vallée dérangeante a fortement influencé les fabricants de robots d'Europe et des Etats-Unis, où l'on préfère fabriquer des robots qui ont l'apparence de robots – le succès de Nao, machine très sophistiquée mais qui ressemble plus à un jouet d'enfant qu'à un être humain, va dans ce sens. Ce n'est pas le cas du Japon, pays d'origine du concept de la vallée de l'étrange et grand adepte des androïdes, notamment des fameuses love dolls (poupées sexuelles). Il faut croire que les théoriciens de cette vallée dérangeante en ont finalement moins peur que nous.
Enfin, si l'article original de Masahiro Mori sur la vallée de l'étrange repose sur l'aspect physique des robots, il n'y a qu'un pas à franchir pour étendre ce concept à l'intelligence artificielle. Ne serons-nous pas identiquement exposés à une inquiétante étrangeté quand la puissance des machines et des algorithmes évoluera juste en-deçà (si cela se produit) de l'intelligence humaine ?
Sources :
La Vallée de l'étrange de Masahiro Mori – Traduction de Isabel Yaya https://journals.openedition.org/gradhiva/2311
La Vallée de l'Etrange de Mori Masahiro
Importance et impact sur l'esthétique et la conception des robots
e-Phaïstos – Revue d'histoire des techniques https://journals.openedition.org/ephaistos/5333
Petit détour par la vallée de l'étrange - CNRS, le Journal https://lejournal.cnrs.fr/articles/petit-detour-par-la-vallee-de-letrange
The uncanny valley – L'ouvreuse
Ce qui se passe quand les robots ressemblent trop à des humains – Slate.fr http://www.slate.fr/lien/41329/cerveau-androides-vallee-etrange
La Vallée l'étrange, l'inquiétante étrangeté – Brigitte Axelrad https://brigitte-axelrad.fr/afis/fou-fou-fou/la-vallee-de-letrange/