Depuis quelques semaines, avec l’apparition de cette inquiétante pandémie du Covid-19, les ventes (en ligne) de La Peste de Camus explosent en Italie et en France. Un roman aux accents prophétiques...
C'est avec regret qu'Albert Camus quitte le soleil ardent, le climat aride et le ciel azur de l'Algérie pour s'installer à Paris en 1940, où il écrira la plupart de ses succès littéraires. Une œuvre remarquable, souvent ancrée dans son pays natal qui lui est cher.
Publié en 1947, La Peste s'inscrit dans le cycle littéraire entamé en 1936 avec Révolte dans les Asturies (1936), Les Justes (1949) et L'Homme révolté (1951). Reconnu comme un chef-d’œuvre, La Peste confirme le talent de l’auteur de L’Etranger (1942) et lui vaudra le prix Nobel de littérature en 1957.
Le récit se situe dans la ville d'Oran dans les années 1940, durant la période de l'Algérie française. La capitale du Raï est représentée au départ comme une cité paisible, connue pour son trafic portuaire et sa vitalité.
Mais le ciel algérien se délave, les nuages grondent et la foudre empestée frappe la ville. La tragédie commence.
L'histoire
Rieux, médecin oranais qui sera l'un des personnages principaux du roman, découvre en avril un rat mort dans ses escaliers. Un fait à première vue anodin, mais qui se multiplie de façon alarmante dans la ville : « Le nombre des rongeurs ramassés allait croissante et la récolte était tous les matins plus abondante », écrit Camus.
Au bout de quelques jours, les charognes ont disparu. Bientôt toutefois ce sont les hommes qui succombent à leur tour de la terrible fièvre, la peau couverte de bubons. Personne n’ose prononcer son nom ni ne veut le croire. Il faut pourtant nommer ce fléau : la peste. M. Michel, le concierge de l'immeuble où réside Rieux, est le premier cas avéré.
Cette peste que les autorités pensaient éradiquée, celle que tout le monde redoute, dévastera toute la cité. Pour la rendre encore plus inquiétante, énigmatique et maléfique, l'auteur la personnifie et allégorise la maladie tout au long de son roman. « Vers deux heures, la ville se vide peu à peu et c'est le moment où le silence, la poussière, le soleil et la peste se rencontrent dans la rue » ; « On compatit très bien avec des gens qui vivent dans l'idée que la peste peut, du jour au lendemain, leur mettre la main sur l'épaule » ; « ils aperçurent de loin la sentinelle de la peste ».
En cinq chapitres, comme les cinq actes des tragédies classiques, le romancier va décrire cette société en pleine mutation, perturbée par l'impitoyable fléau qui va totalement dérouter les habitants, et rompre toutes leurs routines.
Elle va alors confronter la population à la misère et dessiner les inégalités. Malgré les différences sociales, la peste va finalement unir les habitants engouffrés dans le même couloir tragique : « Il n'y avait plus alors de destins individuels, mais une histoire collective qui était la peste et des sentiments partagés par tous. »
La maladie provoquera aussi chez les Oranais deux grandes frustrations communes : l'exil et la séparation. Elles sont endossées entre autre par le personnage de Rambert. Journaliste venu de Paris avant l'endémie, il se retrouve coincé dans la ville, sans aucune connexion avec le reste du monde. Il va alors s'acharner pour retrouver la femme qui l'aime de l'autre côté de la grande bleue, quitte à passer par la clandestinité.
Certains vont tenter tout au long de l'épidémie de comprendre et apprivoiser cette terrible maladie comme Rieux. Profondément humaniste, il se démène pour soigner les malades et se querelle souvent avec l'homme d'église Paneloux qui prétend que la peste est une malédiction divine et ne peut être guérie qu'en se soumettant à Dieu.
Le personnage de Cottard, pervers et suicidaire, jouit de la situation et éprouve une curieuse satisfaction à voir les habitants malades et menacés par la mort.
Le narrateur, dont on connaîtra l'identité qu'à la fin, assure de son côté que la peste est comme une lumière, qui viendrait sortir la population de l’obscurantisme : « Tout ce que l'homme pouvait gagner au jeu de la peste et de la vie, c’était la connaissance et la mémoire. »
Après dix mois de visite, quand enfin la ville convalescente finit par rouvrir ses portes et que les cloches se mettent alors à sonner, les habitants euphoriques ne semblent pourtant pas vraiment avoir tiré la leçon de cette épreuve pour le futur : « La maladie semblait partir comme elle était venue », écrit Camus.
Les métaphores
Pour l’auteur, La Peste n’est autre qu’une métaphore de la Seconde Guerre mondiale et de l'invasion nazie qui gagne l’Europe – la peste brune. L’allusion aux fours crématoires des camps de concentration nazi est claire quand il écrit : « Il fallut bientôt conduire les morts de la peste eux-mêmes à la crémation. »
Le thème du nazisme est assez récurent dans l'absurde, ce courant philosophique dont Camus est le fondateur. Ce qu’il démontre, c’est que rien n’est plus absurde que la guerre : « Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l’empêche pas de durer. La bêtise insiste toujours. » Dans la pièce de théâtre Rhinocéros (1959), Ionesco lui utilise le rhinocéros pour symboliser la propagation de l'idéologie nazie.
Camus, au-delà du message politique, dépeint aussi en parallèle une société ultra-patriarcale. Presque aucune femme n’apparaît dans le roman en dehors de l'épouse de Rieux (qui part se soigner dans une ville voisine) ou de sa mère, qui vient s'installer à Oran pour aider son fils dans ses exploits médicaux. Camus projetait sans doute sa vision de la maternité dans cette femme, étant fils d'une mère sourde et analphabète.
Ce sont donc les hommes qui luttent contre cette sournoise maladie, qui sont les piliers de la ville qu'ils ont menée à la victoire. L'héroïne finalement, ne serait-ce pas la peste qui symboliserait la féminité ?
Une nature qui nous lie
La nature et les éléments en revanche sont très présents. Le vent évoque tantôt la menace « les vents haineux du ciel », tantôt l'espoir : « Le vent d'espoir qui se levait avait allumé une fièvre et une impatience qui leur enlevaient toute maîtrise d'eux-mêmes » Il est aussi celui que tout le monde redoute car il facilite la propagation de la peste, « un souffle chaud et malade. »
Le ciel peut matérialiser l’oppression, «conscients d'une sorte de séquestration sous le couvercle du ciel ou l'été commençait à grésiller » ou la bonne humeur : « Un ciel mêlé d'eau et de soleil déversait sur la place une lumière plus jeune. »
La nature fait aussi le lien avec les habitants : « Ils avaient une mine réjouie sur la simple visite d'une lumière dorée, tandis que les jours de pluie mettaient un voile épais sur leurs visages ». On sent l'odeur du sel et de l'iode dégagée par la grande bleue à pleins poumons, le bercement des vagues qui donne l'impression d'une continuelle rumeur, la chaleur qui colle à la peau, le vent chargé de sable qui trouble notre vue. Le roman regorge de couleurs, de saveurs et de parfums orientaux, telle une expérience synesthésique. « De la mer soulevée et toujours invisible montait une odeur d'algues et de sel. Cette ville déserte, blanchie de poussière, saturée d'odeurs marines, toute sonore des cris du vent, gémissait alors comme une île malheureuse. », « Pour eux tous, la vraie patrie se trouvait au-delà des murs de cette ville étouffée. Elle était dans ces broussailles odorantes sur les collines, dans la mer, les pays libres et le poids de l'amour. » Ici, la nature a pratiquement une dimension politique.
Soixante-dix ans plus tard, La Peste résonne étrangement avec notre propre actualité. Une maladie mortelle est devenue la principale inquiétude dans notre monde globalisé. « Nous sommes en guerre » affirme le président Macron dans son discours du 16 mars.
C'est pour cette raison qu'il faut lire ou relire ce roman. Car il est le reflet de notre propre situation qui nous cause tant de préoccupations. Car il est l'écho du combat mené par nos sociétés qui tentent de faire reculer l'ennemi, un danger vital source de bouleversements majeurs.