Ils ont 40 ans, l'âge où on commence à vieillir. Ils se sont aimés mais n'ont plus rien à en dire. Quinze ans, vingt ans en couple, comment fait-on avec le désir ? Dans Ordinary people, la romancière britannique Diana Evans interroge un phénomène peu abordé par la littérature qui s'adonne plus volontiers aux histoires de passion et de rupture. Le désamour, un poison lent qui infuse, tandis que les enfants grandissent. Les amants d'autrefois sont devenus colocataires, partenaires. La maison qui se fissure préfigure la lente fissuration du couple. L'amour charnel ? « un vieux jardin désordonné, visité en de rares occasions, rendu à la vie par quelques verres de vin ou un sursaut de spontanéité ».
Un sentiment de finitude
On l'aura compris, Diana Evans ne nous propose pas un roman de midinette aigrie par la décrue de la passion. Sont au rendez-vous le plaisir littéraire, l'intérêt sociologique, l'acuité psychologique. C'est un livre tendre et lucide sur le désamour comme sentiment de finitude du couple, sentiment tapi dans la pensée des amoureux comme une possibilité, figure inversée de la passion. De même qu'on sait qu'un jour on va mourir, on sait qu'un jour on ne s'aimera plus assez ni assez bien pour être ensemble. Viendront l'indifférence, parfois l'hostilité, une « sensation d'intime étrangeté » comme dit Michel Bozon, auteur d'une vision anthropologique du désamour qu'il illustre par la notion d'estrangement : désaffection, détachement, éloignement (1).
Cycle de vie
Diana Evans dépeint une dynamique du désamour qui n'est pas juste un assèchement de la relation entre deux épisodes centraux que seraient le coup de foudre et la rupture, mais une phase active faite de renégociation du vivre ensemble, de tentatives de repimentation du désir, de repli aussi sur ses « niches personnelles » (2). Les couples de Diana Evans sont issus de la classe moyenne branchée de Londres, fédérés par les totems de leur génération (Michael Jackson, Barack Obama...). Parents aimants, conjoints exaspérés, ils n'en sont pas encore au stade de la « désactivation de la relation », il en faut plus pour se quitter. Mais ces quarantenaires savent qu'ils ont achevé un cycle : cycle de vie du couple (après le don de soi, la réduction de soi) et cycle de vie lié à l'âge (« la descente progressive dans l'âge mûr »). Le désamour est-il une affaire de cycle ?
Crise du nous ou crise du soi ?
Ordinary people évoque la difficulté à discerner la crise du soi de la crise du nous. Etre un couple c'est ne faire qu'un, oui mais lequel ? observait Oscar Wilde. Le couple, bouc émissaire tout désigné du soi en crise (on vit avec au quotidien, il/elle doit bien y être pour quelque chose !) ou victime collatérale de la crise du soi ? Le désamour se confond ici avec la crise du milieu de vie. Le psychanalyste Suisse Carl Gustav Jung (1875-1961) a identifié le premier cette transition qui s'apparente à une crise existentielle : un sentiment d'incomplétude nous guette quand on a passé une partie de sa vie à construire le personnage attendu de nous. C'est l'heure du décompte des désirs inaccomplis. Il est temps, comme on dit, de faire connaissance avec soi-même.
La vie en tranches
La crise du milieu de vie est une expression commode à la fois juste et vague. Juste quand elle correspond à l'expérience d'une divergence radicale, comme les héros de Diana Evans exilés au sein même de leur couple. Vague parce qu'elle laisse penser qu'il y a un centre de gravité de l'existence, mis à mal vers la quarantaine, alors que nos vies sont éminemment disruptives, telles des tranches de vie juxtaposées, à l'image des séries de Netflix découpées en saisons. Le désamour peut survenir en toute saison de la vie. Ce qui distingue notre époque, c'est l'idée, signalée par l'expression « refaire sa vie », que « l'amour peut être vécu à plusieurs reprises ». Ainsi, « le désamour n'est ni le contraire ni la fin de l'amour, mais une des conditions de son retour » (3).
Christiane Rumillat, le 18 Novembre 2019
(1) Pratique de l'amour, Payot, 2016
(2) Terme emprunté à Jean-Paul Kaufmann dans sa Sociologie du couple, QSJ, 1993
(3) Dernière phrase du livre de Michel Bozon